Avons-nous les mêmes peurs qu’au Moyen Âge ?
L’ouvrage de Georges Duby « Sur les traces de nos peurs », réédité par Textuel, comparait les terreurs de l’an 1000 et celles de l’an 2000. Toujours d’actualité.
Nos ancêtres étaient-ils plus effrayés à l’ère de la peste que nous à l’heure du Covid-19 ? À la fin des années 1970, Jean Delumeau, dans La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècle), avait décrit une « pastorale de la peur », où les peurs « spontanées » – cycliques, permanentes – des disettes, des épidémies, des guerres et des violences faisaient écho aux peurs « réfléchies » – par les docteurs de l’Église – du châtiment et de la punition divine. En 1995, l’un de ses maîtres, Georges
Duby, historien des mentalités, revenait sur ce thème pour l’univers du XIe au XIVe siècle dans un ouvrage que les éditions Textuel ont la bonne idée de republier.
Les vivants et les morts. Une des grandes différences concerne notre rapport à la mort que la pandémie vient encore de souligner :
«Pour nous, elle est une chose gênante, expliquait Duby, il faut se débarrasser au plus vite du cadavre. Au Moyen Âge, au contraire, toute la famille, la maisonnée, les serviteurs, les vassaux, tout le monde se réunit autour de celui qui va mourir. » Pour l’homme du Moyen Âge, la mort est un simple passage vers l’au-delà, dans l’ordre des choses, accepté, régulé par des rituels ; le mourant s’y dépouille, distribue ses habits, ses biens, prodigue ses conseils. Les morts – et les vieux – sont présents parmi les vivants, pas de ségrégation, comme aujourd’hui.
Si Duby décrit une société violente, où la mort est omniprésente, c’est aussi une société de l’entraide, du grégarisme. La peur de la solitude? Elle était inconcevable jadis, quand les seuls solitaires étaient les fous, les criminels, les ermites, les saints. « On ne se sentait pas seul. S’isoler était un geste de courage. » Et d’indépendance, de liberté. De là ce paradoxe : tout le monde ou presque était pauvre, mais la misère était plus présente que la peur de la misère, tant la confiance et les mécanismes de solidarité oeuvraient. Duby établit un constat: cette peur surgit avec la croissance à la fin du XIIe siècle. L’essor démographique et des villes jettent dans les faubourgs de jeunes hommes seuls qui ne vont pas tous trouver à s’employer. Les solidarités sont cassées, les miséreux apparaissent et, avec eux, la peur de l’exclusion et des exclus.
Dans nos différences mêmes subsistent des permanences, on apprend que la méfiance et donc la peur envers l’autre étaient monnaie courante. La pandémie de coronavirus a ravivé la peur de l’invisible, qui circule, qui tue alors que nous pensions en avoir repoussé les limites. Cet invisible obsédait l’homme du Moyen Âge, mais il traduisait sa quête de Dieu, qu’il traquait par une recherche de signes, de prodiges, puisqu’il était évident pour lui qu’il y avait un autre monde. Dans son impuissance à dominer les forces de la nature, tout dérèglement devenait un signe à interpréter de la fin du monde. La peste ? Le courroux divin. La lèpre ? La preuve corporelle d’un châtiment à l’égard d’une âme corrompue sexuellement. La peur du Jugement prédomine. Ces derniers mois, nous sommes retombés dans cet état de faiblesse, d’infériorité à l’égard de la nature. Le Covid-19 nous échappe. On cherche une explication : la nature se venge de nous. Comme le Moyen Âge, friand d’agents de Satan (juifs, infidèles, pécheurs), nous avons trouvé le bouc émissaire : l’humanité elle-même. Comme les Européens chrétiens de 1348, débordés par la calamité de la peste, nous avons enclos nos villes, refermé nos portes.
Chaque époque génère ses craintes. Si la technologie, la science ont apaisé l’angoisse de l’inconnu, elles nous ont fait cadeau d’une peur nouvelle : celle de la fin du monde. Il y eut la peur atomique, la peur démographique, climatique… Cette fin du monde, les gens du Moyen Âge ne la redoutaient pas. Annoncée par les Écritures, elle était acceptée, menant soit vers le paradis, soit vers l’enfer. D’où une peur panique du feu éternel et du Jugement, mais nulle angoisse quant à la disparition de la Terre. De fait, à l’heure où il s’agit de remettre de l’ordre dans un monde bouleversé par le Covid-19, on lit avec intérêt les solutions que le Moyen Âge, et surtout l’Église, inventa : pénitences, pèlerinages, croisades, construction d’églises, paix de Dieu afin de purger la violence des chevaliers… Les remèdes ont changé. Mais demeure la leçon d’optimisme de ce livre de Duby : les terreurs dont l’Europe fut à cette époque assaillie ne l’empêchèrent pas de vivre une période faste de croissance, de conquête et d’expansions
■ Sur les traces de nos peurs, de Georges Duby, préface de François Hartog, dialogue avec Michel Faure et François Clauss (Textuel, 96 p.). Parution le 17 juin.
Historien, spécialiste du Moyen Âge.