Olivia Ruiz, tout sur sa (grand-)mère
L’ex-femme chocolat publie un premier roman sur l’exil. Racé comme du Almodovar. La révélation du printemps.
Àl’époque où elle « traînai[t] des pieds dans [s]on café », où « les vieux à la belote braillaient » et que « papi, mamie, tonton André et toutes ces pépées » étaient « à [s]es p’tits soins, à [la] pouponner », la petite écorchée de Carcassonne s’appelait encore Olivia Blanc, comme son père, Didier Blanc, musicien et chanteur de bal. Et puis il y eut le théâtre, le chant, les cours de danse, les troupes et les tournées où elle chantait Fréhel, Montand et Bécaud dans les bars de Narbonne et les festivals, avec son père, l’été, au pied des Pyrénées. Un triomphe gêné et formaté dans un télé-crochet, un premier album et quelques rencontres décisives plus tard – comme celle de Mathias Malzieu, le leader allumé et allumant du groupe Dionysos, son compagnon pendant sept ans et son ami pour toujours –, c’est sous le nom de
Ruiz que la « femme chocolat » crève et magnétise la scène française. Ruiz, c’est le nom du clan maternel, une famille d’origine espagnole pleine de héros – et surtout d’héroïnes – opposés à Franco qui ont fui la guerre civile, ont été « accueillis » en France, au mieux comme des vaincus, au pire comme des sales bêtes, se sont battus pour survivre et puis se sont tus pour toujours.
Le silence à fond. Ruiz, un nom que l’artiste porte haut et fièrement, mais dont elle ne sait rien. « C’est pas faute d’avoir posé des questions ! répète-telle, des millions de fois ! J’ai toujours été hantée par mes origines. Mais rien, rien de rien. » Sauf ces silences gonflés d’humilité qui finissent par irriguer les âmes et couler entre les êtres comme un fluide d’amour aussi vénéneux que vital. De ces silences qui n’ont rien d’une langue morte : « Mes grands-mères et mes tantes n’ont jamais parlé, mais elles ont pleuré. » Une écriture familiale qu’elle a dû apprendre à déchiffrer. Ou à rêver. Ou à inventer. C’est l’option qu’Olivia Ruiz a choisie. Dans ses chansons, d’abord. « Mais j’ai un tel manque, une telle dalle de ce passé étouffé, de cette traversée des Pyrénées, confie-t-elle avec une verve et une sincérité qui forcent la sympathie, qu’il me fallait plus
que trois couplets et un refrain pour les raconter. » Alors elle a écrit une nouvelle. Toujours trop court. Alors elle a monté le silence à fond. Jusqu’à achever La Commode aux tiroirs de couleurs, ce roman-comète qui irradie notre drôle de printemps.
C’est une histoire de femmes. Espagnoles. Le genre fières, puissantes, combattantes ; le genre résistantes aussi, qui ont fui la mort mais avec l’impression d’abandonner la vie. Les franquistes étaient les coupables et les républicains les victimes, non ? Alors pourquoi étaient-ce eux qui, sous les bâches en plastique des camps de réfugiés, empestaient la contrition ? Au lendemain de la mort de Rita, la patronne, la matrone – héroïne solaire « qui est un mélange de toutes les femmes de ma vie, et sûrement de tout ce que j’aurais aimé être », confie Olivia –, sa petite-fille trouve une commode dont chaque tiroir renferme un témoin de sa vie d’orage. Neuf tiroirs, neuf objets, neuf chapitres, deux cents pages de rage, de coeur et de feu.
Au début, on croit à une autobiographie, on se dit que cette histoire-là était calibrée pour le roman, que c’est diablement bien exécuté mais que tout le mérite revient au réel. Sauf que rien n’a été dit, lu ou retrouvé au fond d’une commode. « Quand ma grand-mère, qui vit toujours, a ouvert le livre, elle m’a dit : “Mais qu’est-ce que tu es allée raconter ?” Tout est vrai, et tout est faux », résume l’auteure. On croit entendre l’immense Calderon de la Barca : « Qu’est-ce que la vie ? Un furieux délire. Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand des biens est peu de chose, car toute la vie est un songe, et les songes mêmes, songes. » Ce livre est un coup d’éclat et un coup de maître. Intranquille, franc comme l’or, pétri de fantômes et de désirs, c’est la fable de la fontaine Ruiz, écrite par une écrivaine démente, déjà, si « pleine du silence assourdissant d’aimer », comme dirait Aragon, et de celui de comprendre, et d’inventer. Un courant d’air inespéré et vivifiant dans l’atmosphère confinée et confinante de l’autofiction
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La Commode aux tiroirs de couleurs, d’Olivia Ruiz (Jean-Claude Lattès, 208 p., 19,90 €).
« J’ai un tel manque, une telle dalle de ce passé étouffé, de cette traversée des Pyrénées, qu’il me fallait plus que trois couplets et un refrain pour les raconter. »