Sureau, sa « patrie personnelle »
L’écrivain avocat descend la Seine en quête du mystère d’être soi. Labyrinthique et envoûtant.
Son éclectisme a de quoi dérouter. Avocat aux conseils (Conseil d’État et Cour de cassation), premier au classement des avocats les plus puissants de France (GQ, 2019) il a, dit-on, l’oreille d’Emmanuel Macron. Ce qui ne l’incline guère à la soumission : résolument incommode, il tonne sans relâche contre l’avalanche des lois liberticides (1). On l’a vu passer dans beaucoup de lieux dits de pouvoir, l’administration, la politique ou le monde des affaires, il est aujourd’hui très attaché à la défense des demandeurs d’asile. Colonel de réserve dans la Légion étrangère, il connaît aussi la chose militaire. Et il a, bien sûr, tâté du journalisme : hier encore, il tenait une chronique dans La Croix et d’aucuns se souviennent qu’au tournant des années 19881989, il entamait avec Le Point une collaboration épisodique qui n’a pas cessé (2).
Graal. Ce qui nous amène à une autre de ses passions, peut-être la plus importante, les livres. Écrivain, François Sureau est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages: des essais, des romans, de la poésie. Aujourd’hui, la maturité venue (il est né en 1957), il publie un récit d’une ampleur rare, intitulé L’Or du temps. Sous ce titre tiré d’une phrase d’André Breton (« Je cherche l’or du temps ») qui orne la tombe du patron des surréalistes au cimetière des Batignolles, c’est, en descendant la Seine de la source à la mer (« le fleuve sur le bord duquel j’aurai passé l’essentiel de ma vie, […] mince coulée grise et verte [qui] formait le centre d’un territoire réel et imaginaire, dont je n’avais cessé de vouloir déchiffrer le secret »), une quête de tous ceux qui, morts ou vifs, célèbres ou non, fictifs ou non, artistes ou non, ont fait ce qu’il est, une promenade amoureuse à travers le temps dans sa « patrie personnelle ». Il y a du Graal là-dedans, et de la chanson de geste. Lui parle de «gigantesque collage dont l’eau du fleuve serait le fond», fond étant entendu au sens pictural de la couche de fond, celle de l’icône en l’occurrence.
Impossible de dresser ici la liste des personnages croisés au fil de ces pérégrinations, il y en a trop. Voici le général Mangin et Chrétien de Troyes, l’évêque Boulogne, qui s’opposa à Napoléon, et le Maurice Genevoix de Ceux de 14, voici de grands médecins comme le grand-père et le père de l’auteur à qui le livre est dédié, voici le commissaire Maigret et le roi Babar. Ils voisinent avec Arthur Koestler et Vladimir Ghika, « un prince roumain mort en martyr », avec Joseph Kessel et Albert Londres, avec le sublime Blaise Pascal flanqué de quelques jansénistes. Breton est là, qui à l’adolescence transforma le jeune François Sureau, Isabelle Adjani aussi, dont le nom lui évoque irrésistiblement celui de Nadja. Non loin passent Jacques Hillairet, « dont le Dictionnaire des rues de Paris alimente toutes les rêveries » et quelques gloires oubliées. On va d’un domaine de la vallée de Chevreuse aujourd’hui vendu aux bien oubliés Grands Magasins Dufayel, de l’île de la Cité à Barbès et jusqu’à Auteuil, où le livre s’arrête. La suite fera l’objet d’un deuxième volume.
Double. Deux figures majeures hantent ces pages. L’une est celle d’Apollinaire, le poète préféré de Sureau, qui « le saisit comme aucun autre » (3) et sur lequel il prépare un ouvrage prévu pour septembre. L’autre est une invention : baptisé Agram Bagramko, c’est « un peintre réfugié aux origines imprécises », le double de l’auteur, celui qui a vécu tout ce qu’il aurait voulu vivre, qui a tout connu du monde mais a toujours su se dégager de ses embarras. L’enseignement capital de Bagramko est que le mal n’est rien et que seul compte le bien, si difficile à discerner soit-il.
Dire que le projet était risqué est un euphémisme. Mais on a là, dans cette très érudite somme de portraits, d’anecdotes, de commentaires, d’historiettes, de pastiches et de citations, un tour de force littéraire découpé en 3 livres et 18 chapitres qui tient la curiosité en éveil. Il y a pour la soutenir de grands élans, beaucoup d’amour, assez de ruptures de ton et ce qu’il faut de vacheries, à l’encontre des politiciens, souvent et parfois du Français, « enfant de Courteline qui se croit le fils de Rimbaud ». Bref, en lisant, on se souvient, on s’indigne, on s’enthousiasme et même on s’amuse. On découvre et on se découvre
■ 1. Sans la liberté (Tracts Gallimard). 2. Voir récemment sa « Lettre à un évêque ». 3. Cf. le numéro 641 de La NRF de mars 2020.
L’Or du temps, de François Sureau (Gallimard, 848 p., 27,50 €).