Wolfgang Schäuble : « Nous avons besoin d’une France forte »
Pour Le Point, Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo, de l’Ifop, ont suivi 30 Français pendant le confinement. Cette immersion passionnante donne lieu à un livre.
Certaines crises agissent comme des révélateurs. Le confinement et la mise à l’arrêt de tout le pays ont constitué un fait social total qui a bouleversé la vie de chacun. C’est pour comprendre cette période exceptionnelle et ses conséquences sur notre société que l’Ifop et Jérôme Fourquet ont réalisé cette enquête, en partenariat avec Le Point et la Fondation Jean-Jaurès. Pendant toute la durée du confinement, 30 Français issus de régions et milieux divers ont méticuleusement livré leurs impressions sur la période : suspension des libertés, consommation, télétravail, école à la maison, amours et amitiés bouleversées, espérances pour l’avenir… Livre d’histoire écrit en temps réel, En immersion (Le Seuil) est aussi un formidable manuel de l’aprèscrise, un guide pour comprendre comment redémarrer dans un monde où la défiance pollue le moindre débat public. Le Covid-19 a-t-il ébranlé le modèle français au point de le faire vaciller? Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo décrivent ici toute l’ambivalence de la situation, où devront coexister tant de désirs contradictoires.
Le Point: Les Français que vous avez observés ont-ils confirmé leur réputation de peuple indocile et de «Gaulois réfractaires»? Jérôme Fourquet :
On le constate encore aujourd’hui dans la plupart des espaces publics, les règles de distanciation sociale sont globalement bien respectées. Il y a eu très clairement un élan de civisme, c’est incontestable, mais induit par un adjuvant très puissant qui était la peur, notamment la peur pour soi. Je ne minimise pas le fait que les Français aient joué le jeu, mais le respect des consignes était d’abord guidé par la crainte du virus…
Première ligne, deuxième ligne… On a vu émerger un vocabulaire guerrier et la promesse d’un nouvel ordre social, qui s’estompe peu à peu. Ce retour à une situation plus habituelle ne risque-t-il pas d’alimenter une forme d’amertume?
Marie Gariazzo:
Si, clairement. Il y a eu une forte exposition, notamment médiatique, de métiers occupés à faire tourner le pays sur le terrain pendant que tout le monde était tranquille chez soi. Il serait logique d’offrir une reconnaissance à ces métiers-là, mais rien n’est moins sûr. Cette question de la reconnaissance rejoint d’ailleurs les demandes sociales des Gilets jaunes et de toute une partie de la population, qui est en attente d’une reconnaissance financière et statutaire et qui risque d’être fortement déçue par la suite. Les soignants, qui sont organisés et structurés sur le plan syndical, mèneront sans doute une bataille organisée et visible.
Pour les autres, la capacité d’oubli risque de reprendre ses droits.
Vous avez théorisé «l’archipélisation» de la société. Sur quelles lignes de fracture a joué la crise du coronavirus? J.F. :
Les fractures sociales «classiques » se sont affirmées. La qualité du confinement pouvait varier en fonction de la taille de votre logement, ou du fait que vous habitiez dans une grande ville ou ailleurs. Dans le monde du travail le différentiel cols blancs/cols bleus a joué à plein, car il recoupait en grande partie la fracture télétravailleurs/non-télétravailleurs, bref, cette crise du Covid a d’abord accentué les fractures que l’on connaissait. Un mot cependant sur la « guerre des générations » souvent évoquée dans le débat public et qui me semble relever du contresens. Nous ne croyons pas à un conflit intergénérationnel né de la rancoeur d’un sacrifice pour les seniors pour la simple et bonne raison que tout le monde ou presque a des parents ou des grands-parents dans sa famille.
« Les Français ont du mal à croire ce qu’on leur dit. » Marie Gariazzo
La méfiance, pour ne pas dire la défiance, vis-à-vis du pouvoir est-elle uniquement française?
J.F. :
Oui, elle est essentiellement française, on le voit dans toutes les études européennes. En France, on considère que l’enfer, c’est les autres ! On a récolté pas mal de témoignages qui faisaient mention de ceux qui avaient dévalisé les rayons, alors que, dans les faits, il y a certes eu un rush dans les premiers jours, mais globalement les gens se sont bien tenus. Cette défiance se propage vers la strate supérieure, donc vers le pouvoir politique. Le Cevipof le mesure très bien avec nos confrères d’OpinionWay. En comparaison avec l’Allemagne ou l’Angleterre, nous faisions déjà partie avant le Covid des pays avec les plus faibles taux de confiance… La façon dont a été gérée la crise a aggravé les choses, notamment après la polémique sur les masques. La confiance dans la parole du sommet s’est effondrée. On a vu des sommités médicales, dont on peut supposer qu’elles étaient en service commandé, venir expliquer que les masques ne servaient à rien. Revoir ces séquences aujourd’hui est dévastateur pour l’opinion.
Le gouvernement anglais ne s’est pas montré plus reluisant, loin de là… On voit bien que personne ne savait vraiment comment gérer cette crise. Pourquoi les Français jugent-ils toujours aussi durement ceux qui les gouvernent?
M. G. :
Les Français ont du mal à croire ce qu’on leur dit. Ce qui a marqué l’opinion, c’est que personne n’avait imaginé qu’un pays riche et puissant comme la France pouvait se retrouver immobilisé par l’absence d’un bout de tissu… Certains ont vécu le pont aérien avec la Chine comme la preuve d’une «tiers-mondisation» de la France, renforcée par un gouvernement très jupitérien qui a peut-être du mal à dissimuler un petit complexe de supériorité… Le pays s’est pris en pleine figure le fait que ça allait être très compliqué et que l’État n’allait pas réussir à gérer ça. Au-delà de la colère sur les masques, on a souvent vu revenir l’expression « mensonge d’État ». Les contradictions entre les messages ont été souvent mal vécues : « fermez les écoles, mais allez voter », ou « restez chez vous, mais allez travailler »… Emmanuel Macron n’a même pas bénéficié d’un état de grâce comme François Hollande lors des attentats, il n’a pas réussi à endosser le rôle de père de la nation, la métaphore guerrière a fait pschitt. Nous avons constaté dans la communauté en ligne une forme de dépit, un décrochage terrible avec la conviction partagée que la réussite du déconfinement était surtout due à la volonté de chacun, peut
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être plus qu’à la stratégie du ■ gouvernement.
Quelles traces le confinement va-t-il laisser dans les mémoires et dans l’Histoire? M. G. :
Il y aura bien entendu les télétravailleurs qui vont écrire l’histoire de l’événement, mais aussi ceux qui étaient au chômage partiel ou ceux qui ont spontanément proposé de rejoindre des agriculteurs. Certains ont vécu difficilement cette épreuve. Selon une de nos études, 20 % des personnes interrogées affirment que leur vie était meilleure pendant le confinement qu’auparavant, 40 % estiment que le confinement n’a pas changé leur vie, et 40 % que leur vie était moins bien pendant le confinement qu’avant. Ce qui était vécu comme quelque chose de très punitif au début a changé avec le temps. Certains ont pris du temps avec leurs familles et transformé cette expérience en quelque chose de positif. Les mémoires de confinement varieront en fonction du milieu social, ou en fonction du rapport à l’adversité.
Est-ce une erreur de croire que les riches ont mieux vécu le confinement que les pauvres? J. F. :
Non, ça se vérifie plutôt bien, même s’il ne faut pas adopter une lecture trop manichéenne. En zone rurale, même avec peu de moyens, les gens ont très majoritairement un jardin. Le fait d’avoir ou non un jardin n’est absolument pas corrélé au niveau des revenus. Dans les villes, il y a ceux qui ont pu partir et ceux qui sont restés dans des appartements plus petits. Le rapport à l’espace n’est pas le même dans les villes qu’en zone rurale. À revenus équivalents, les milieux modestes à la campagne ont sans doute mieux vécu le confinement que ceux qui vivent en ville. On l’a vérifié auprès de notre communauté, des gens qui avaient des salaires modestes avaient beau subir des pertes de revenus importantes, ils semblaient vivre plutôt pas trop mal leur confinement. Paradoxalement, le public Gilets jaunes a moins mal vécu le confinement sur le moment.
Le choc sismique du confinement permet-il de présager de ce qui va se passer sur le plan politique?
J.F. :
Nous avons rapidement pris nos distances avec le refrain du « rien ne sera plus jamais comme avant ». Lors d’une crise très aiguë, il est toujours tentant de croire qu’il est inconcevable qu’il n’y ait aucune conséquence à tout cela. En vérité, il n’est même pas certain qu’il y aura des conséquences électorales consécutives à cette épreuve. Pour vous en convaincre, reprenez les résultats des élections européennes qui ont suivi la crise des Gilets jaunes. Sur le coup, tout le monde s’imaginait un raz-de-marée populiste et, au final, Marine Le Pen a fait un point de plus que la liste de la majorité présidentielle. La crise économique qui nous attend pourrait refaire du chômage un enjeu majeur et redonner corps au clivage droite-gauche, notamment en fonction du rôle que l’on accorde à l’État.
La défiance Paris-province s’est-elle accentuée avec la crise?
J.F. :
Je crois que la représentation que les médias parisiens se font de la France n’est pas étrangère à ce phénomène. Beaucoup de gens m’ont confié avoir arrêté de regarder les informations, car l’actualité y était essentiellement parisienne… Les problèmes d’encombrement de la ligne 13 n’intéressent pas les gens qui habitent à Orléans ou ailleurs. Cela entretient une certaine défiance. L’autre question qui se pose est celle du centralisme. L’effet de sidération face à un État démuni s’est accompagné de la prise de conscience de la paupérisation des services publics et de pans entiers de la fonction publique. La défiance, c’est l’impuissance publique. Quand vous savez que 56% de la richesse nationale part dans la dépense publique et que vous voyez des images de soignants habillés de sacs-poubelle, ça peut crisper. Cette crise, c’est aussi celle d’un État qui s’est paupérisé, qui a perdu la main, mais qui est encore capable d’adresser aux élus des manuels de réglementation de 54 pages pour rouvrir les écoles… ou qui est capable de venir sur le tarmac d’un aéroport pour saisir les cargaisons de masques commandées par des régions. Dans nos sociétés très complexes, lorsque arrive un gros grain de sable comme celui-ci, le local reste encore le meilleur échelon pour dégripper la machine, mais notre pays est formaté pour que les règles soient les mêmes de Brest à Strasbourg. Et dans ce genre de situation, le centralisme jacobin irrite une part croissante de la population. Cette crise aura signé l’acte de décès de l’État jacobin, qui ne répond plus présent. Beaucoup de Français attendaient l’État, mais il n’était pas là
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« Le public Gilets jaunes a moins mal vécu le confinement sur le moment. » Jérôme Fourquet