Le Point

Au nom des frères

- PAR MARION COCQUET

Elle est vêtue de noir, elle a les cheveux nattés, elle porte un panier au bras ; elle parle d’une voix très calme et en termes cliniques. À la petite foule assemblée place de la République, à Paris, elle décrit ce que son frère Lamine a vécu, il y a treize ans. Elle montre comment il a été menotté par les forces de l’ordre, un bras passé derrière l’épaule et l’autre replié dans le dos. Elle cite l’« asphyxie méca» mentionnée­parlacontr­e-expertise, la « pression du sommet de la tête », l’« oedème cérébral », le « vomi qui obstruait ses voies respiratoi­res ». Elle raconte comment, après treize années de bataille judiciaire et un non-lieu prononcé par le juge d’instructio­n puis confirmé par deux fois, la Cour européenne des droits de l’homme a proposé à la France une médiation, que l’État a acceptée, sur le fondement des articles 2 et 3 de la Convention : le droit à la vie et l’interdicti­on de la

ment. Il faut qu’un organe indépendan­t de la police juge les violences policières. » Ramata Dieng ne harangue pas, elle psalmodie plutôt.

« Elle est notre grande soeur à tous », a clamé plus tôt Assa Traoré. « Une guerrière », a ajouté le frère d’Ibrahima Bah. D’autres familles l’entourent ce jour-là. Des femmes, beaucoup, et des soeurs, souvent. Assa Traoré, donc, la plus célèbre, celle à qui l’on demande des photos, à qui l’on tend des dessins. Mais aussi Awa Gueye, Aurélie Garand, Yamina, qui, comme Ramata, ont vu leur vie se fracasser pour se recomposer autour d’une obsession unique et d’un unique mot d’ordre : « vérité et justice » pour le proche disparu. Les dossiers sont multiples, complexes, parfois sujet à controvers­es comme l’avait montré notre contre-enquête sur les circonstan­ces de la mort d’Adama Traoré (Le Point no 2494). Certaines ont obtenu des mises en examen, d’autres se heurtent à des nonlieux. Toutes se sont jetées dans la bataille en y abandonnan­t parfois leur vie personnell­e, leur travail, leurs économies – des Antigone, dont la radicalité effraie par instants. Toutes en parlent dans les mêmes mots : un « volcan », un « quelque chose » qui les a « pris au ventre » pour ne plus les lâcher. « Ça m’est tombé dessus, je ne l’ai pas choisi », dit Ramata Dieng.

Avant que Lamine ne meure, elle était une jeune femme « discrète » et même « timide ». Elle était webmestre pour une petite start-up de Boulogne-Billancour­t, en région parisienne, elle voulait se marier et avoir des enfants. « C’est

Toutes se sont jetées dans la bataille en y abandonnan­t parfois leur vie personnell­e.

qui elle mène la bataille. Mais lorsqu’elles ont découvert l’affaire Floyd, elles se sont effondrées. « On sait que c’est la même chose, on a lu les rapports. » Jessica raconte qu’elle a parfois essayé de reprendre une vie sociale normale, mais qu’elle n’y parvient pas. Qu’elle ne peut plus s’intéresser à ce qui intéresse les gens, aux discussion­s anodines, aux commentair­es de films. « J’entends ce que les gens disent, mais c’est comme si j’étais dans un autre monde. Je ne pense qu’à trouver une faille, un argument, un moyen de rendre justice à Amadou. » Restent alors les autres, les femmes qui luttent aussi. « Ce combat, c’est une façon de vivre, poursuit-elle. C’est ça ou finir bourrée d’antidépres­seurs, tassée dans un canapé. »

Elles n’étaient pas militantes, pourtant. Elles ne connaissai­ent rien à la politique, rien au monde associatif. « Je n’avais jamais voté, lâche Aurélie Garand. Je me disais que ça ne servait à rien de dire quoi que ce soit puisque personne ne m’écouterait. Depuis qu’Angelo est mort, lutter, pour moi, c’est vivre. C’est même comme ça que je me présente au

jourd’hui, comme la “soeur de”. » Son frère est mort en mars 2017, abattu par le GIGN – Angelo aurait menacé les gendarmes d’un couteau et résisté à un premier coup de Taser. « Le lendemain, les journaux titraient sur le “gitan en cavale”, le multirécid­iviste. Je ne pouvais pas laisser salir sa mémoire. C’est vrai qu’il était en cavale, mais il se cachait à peine. Est-ce que ça justifie d’être abattu comme un chien ? Ce matin-là, il était passé me voir. Je commençais une formation, il était content pour moi. Il a dit à mes enfants de bien travailler à l’école, qu’ils seraient ses avocats plus tard. Quand ma belle-soeur m’a appelée pour me dire que les flics étaient chez nous, je n’ai pas pensé d’abord que ce pouvait être pour lui. Je croyais qu’il était parti, il était comme le vent. Ce n’est que le soir qu’on a confirmé sa mort à mes parents, en leur disant: “Attention, pas de débordemen­ts.” »

Comprendre. Me Louise Tort estime qu’Aurélie a en effet permis, sans doute, que la communauté des gens du voyage garde alors son sang-froid. «Elle peut sembler effacée, mais lorsqu’elle parle, on l’écoute, elle est d’une force, d’un calme et d’une déterminat­ion impression­nants. » Le 4 juin, sa cliente était invitée à témoigner par la cour de cassation – exceptionn­el,pourcettej­uridiction. Elle a commenté devant les magistrats l’article L435-1 du Code de la sécurité intérieure sur la présomptio­n de légitime défense par les forces de l’ordre. « Ils se sont regardés et, oui, je me suis sentie fière. Ils ne s’attendaien­t sans doute pas à ce que je leur parle leur langage… Je ne sais pas s’ils m’ont écoutée. Mais ils m’ont entendue. »

Il s’agit de comprendre l’adversaire, de se plonger dans le Code pénal, de comprendre les rapports d’expertise et d’autopsie. Awa Gueye parlait à peine français lorsque son frère Babacar est mort à Rennes, en 2015. Au Sénégal, où elle avait grandi, elle n’était jamais allée à l’école. Elle prend des cours accélérés de français, laisse des notes vocales à ses avocats. « Lorsque je suis rentrée au pays enterrer mon frère, ma famille m’a dit de ne pas retourner en France. Mais ce n’était pas possible. J’irai jusqu’au bout. » Yamina, elle, a quitté son compagnon après la mort de son frère Mehdi. Elle a changé de métier, elle s’est engagée dans des associatio­ns, elle fait des maraudes. Elle dit que les injustices lui sont devenues insupporta­bles. Elle raconte aussi qu’elle a failli perdre l’usage de ses jambes : une hernie discale qui compressai­t le nerf sciatique. « À l’époque, je fondais le comité Vérité et justice pour Mehdi, je ne faisais que ça. Je n’ai pas senti de douleur, jusqu’à ce qu’un matin je me réveille incapable de bouger. Le chirurgien a dû m’opérer en urgence. »

Amal Bentounsi est une autre figure importante du mouvement, qui a vu son frère Amine, fugitif, abattu d’une balle dans le dos en 2012. L’auteur du coup de feu a été condamné en appel, en 2017. Elle a côtoyé Ramata Dieng avant de créer son propre collectif, Urgence notre police assassine : Vies volées lui semblait manquer de radicalité. Elle poursuit aujourd’hui des études de droit, elle veut devenir avocate, elle a créé une applicatio­n, UVP (Urgence violences policières), qui envoie les vidéos d’interpella­tions sur un serveur sécurisé. Elle aussi, pourtant, était

« Vous ne pensez plus qu’à ça, vous devenez une machine. » Jessica Lefèvre

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