Au lecteur averti, par Kamel Daoud
Mieux que le boycott ou la recontextualisation de l’oeuvre qui dérange, sa réappropriation au fil du temps.
Comment relire, désormais, Autant en emporte le vent ? À l’ère de l’antiracisme, une première solution consisterait à ne plus le lire ni l’acheter ni le diffuser. On conseillera même de le brûler. Solution dangereuse, car le vent propage le feu et on finira par brûler des bibliothèques. Au bout de la chaîne du feu, on immolera des écrivains, des lecteurs et les pays qui les abritent.
Une deuxième solution serait de le lire avec un « avertissement » – comme dans le cas du film du même nom, récemment retiré puis revenu sur les plateformes. On vous expliquera que le livre a été écrit selon les préjugés de son époque, la bonne conscience d’une classe, d’une race, face à l’ignominie réservée à une autre. Le lecteur-spectateur est instruit que l’oeuvre « nie les horreurs de l’esclavage, et son héritage, celui des inégalités raciales ». L’avertissement est l’instrument par défaut d’une rééducation du regard et de la mémoire collective. On vous y rappelle comment il faut lire. Voie aventureuse, cependant : conseiller une lecture finira par en imposer une, et avec elle, des censures, des inquisitions. La pente est glissante. On dira qu’on ne fait pas mieux avec l’industrie du livre et les rites de la «rentrée», mais il se trouve que là, il ne s’agit pas de faire le choix d’un roman selon le bandeau d’un prix littéraire, mais de juger une oeuvre avec l’a priori d’une réparation.
On décide non pas d’un achat mais presque d’un visa d’existence. Le roman comme le lecteur y perdent de leur monstrueuse et insolente liberté, qui était au-delà du bien et mal, comme il sied à la littérature.
Cet avertissement est en lui-même une curiosité intellectuelle : puisqu’il ne change en rien l’oeuvre (heureusement) et qu’il s’adresse à un lecteur au présent, s’agit-il alors d’un avertissement ultime, comme celui qui accompagne un film porno, ou d’un acte de repentance, ou de se signaler du côté des nouvelles orthodoxies ? L’avertissement est-il désormais le « geste » à faire ? On se dit que pour le lecteur passionné, ce signal n’y fera rien. Il sera lu un temps puis enjambé comme on le fait des préfaces. Alors, que faire ?
Chez Daniel Defoe, homme de son temps, Vendredi, l’esclave noir, était un être sans langue connue, jugé cannibale par «nature», nudiste jusqu’au scandale, inculte et corvéable à merci. Son corps se distinguait à peine de l’inanimé, aux yeux de son maître. Heureusement, on n’a pas brûlé la robinsonnade esclavagiste. Quelques siècles plus tard (c’est long), l’oeuvre est interrogée puis réécrite par Michel Tournier. Vendredi ou Les limbes du Pacifique (Gallimard) donne à l’esclave le rôle du pédagogue : Robinson, être reclus, à la sexualité trouble et aux perversions ravageuses, s’éduque peu à peu à l’apesanteur, à l’insouciance, aux noces de l’éolien et du corps, observant son vis-à-vis lumineux. Là, Vendredi est libre et libérateur. Mais ce n’est pas encore lui qui raconte. Chez J. M. Coetzee le Sud-Africain, l’esclave réapparaît dans une version plus audacieuse : Foe (Seuil) insiste sur la langue coupée de l’esclave, un crime commis depuis des siècles. On y retrouve les voix muettes : celles d’une femme qui narre, d’un esclave qui ne peut pas parler. Il faut attendre Patrick Chamoiseau pour écouter l’esclave raconter l’île, dans L’Empreinte à Crusoé (Gallimard). De livre en livre, la robinsonnade s’approche de la vérité par l’usage de la version. Une troisième solution, fastidieuse et enrichissante, serait d’écrire Autant en emporte le vent vu par ses victimes. Ce qui reste à faire ? Rien : on ne change pas les livres par un avertissement. On peut les détruire ou les accepter et continuer. Ce qui est modifié, ce sont nos interprétations. « Nous savons que la Bible prétend être la parole de Dieu, tandis que Les Mille et Une Nuits sont un recueil de contes fantastiques. Le “rabat”, c’est ça : ce que nous savons, ou croyons savoir, sur ces livres. Maintenant, imaginez que la Bible et Les Mille et Une Nuits aient échangé leurs rabats il y a des millénaires : les aventures de Yahvé constitueraient un délice pour les petits enfants, pendant que de nombreux dévots (…) auraient été torturés pour avoir nié l’existence de Schéhérazade. » Extrait de Daphné disparue, repris dans La Clé de l’abîme, de l’Espagnol José Carlos Somoza
■
De Tournier à J. M. Coetzee, la robinsonnade esclavagiste de Defoe s’approche de la vérité par l’usage de la version.