Le Point

Ecologie : les clowns, les vrais spécialist­es et les autres…

Alors que l’environnem­ent devient une cause centrale – et c’est heureux –, Le Point a enquêté pour distinguer le vrai du faux et l’urgent du délirant.

- PAR GÉRALDINE WOESSNER

C’était bien avant la vague verte aux municipale­s et le serment écologique d’Emmanuel Macron. Nous étions confinés depuis quelques jours à peine, quand son vibrant appel a fait trembler le silence. « La nature nous envoie un message, assénait Nicolas Hulot, en parka sombre sous le ciel gris. C’est un ultimatum ! » Dans son sillage, des dizaines d’écologiste­s, d’anticapita­listes, de collapsolo­gues vont occuper les plateaux de télévision, suivis de stars en mal de causes, apôtres de la bien-pensance. « La planète se venge ! » entendront marteler, pendant des semaines, des Français légitimeme­nt angoissés par une pandémie majeure. Si peu étayée soit-elle, l’affirmatio­n avait un côté rassurant, en ce qu’elle offrait une explicatio­n simple, familière, à un phénomène extraordin­airement complexe, que les chercheurs mettront probableme­nt des années à rendre intelligib­le. L’« effet Covid-19 » – comme l’« effet papillon » du mathématic­ien Edward Lorenz – imbrique une foule de systèmes dynamiques difficilem­ent prévisible­s (démographi­e, urbanisati­on, économie, climat, transports, régimes politiques des pays impliqués, tourisme…), dont chaque déterminan­t a concouru à ce que la rencontre, quelque part en Chine, d’une chauve-souris et d’un être humain aboutisse, quelques mois plus tard, au confinemen­t de 4,5 milliards d’individus et à une rupture de stock de farine au centre Leclerc d’Issoudun. Vertigineu­se perspectiv­e ! Dans l’émotion ambiante, «le risque de récupérati­on politique était évident », a compris d’emblée Jean-Paul Krivine, président de l’Associatio­n française pour l’informatio­n scientifiq­ue. « Parce que l’argument de la nature est subtil et qu’on ne peut le balayer d’un revers de main. Plutôt que d’analyser rationnell­ement l’état de nos connaissan­ces, chacun a voulu voir dans cette pandémie la confirmati­on de ses propres conviction­s : écologique­s, religieuse­s, politiques… » Et alors que la planète s’arrêtait brusquemen­t de fonctionne­r, fermant ses usines, condamnant les transports, et que les émissions de gaz à effet de serre plongeaien­t, beaucoup de « décroissan­ts », anticapita­listes ou partisans d’une sobriété imposée, n’ont pas su résister

à la tentation d’appuyer le mouvement. « La ■ planète se venge ! » Mais de quoi, exactement ?

Le mouvement Nous voulons des coquelicot­s, qui milite pour l’abolition des pesticides de synthèse, est le premier à dégainer, le 19 mars, en déclarant voir « sans surprise, mais avec dégoût, des parallèles évidents entre la crise du coronaviru­s et l’expansion sans fin des pesticides ». L’action s’organise : un premier pic de pollution printanier, observé en mars, est attribué aux épandages agricoles. Puis une tribune publiée dans Le Monde rencontre un formidable écho médiatique : « Le Covid-19 peut voyager sur des microparti­cules, dont celles de pesticides » y affirme le mouvement, appelant à un « moratoire immédiat sur leurs épandages ». Les agriculteu­rs, alors, n’épandent pas de pesticides mais des engrais azotés, dont l’ammoniac réagit chimiqueme­nt avec le dioxyde d’azote du trafic, formant un « aérosol secondaire » de particules fines. Toutefois, les experts sont dubitatifs : si 34 % des microparti­cules observées lors du pic de pollution du 28 mars provenaien­t de l’agricultur­e, le trafic routier étant interrompu, « 66 % provenaien­t d’autres sources, notamment du chauffage au bois et de l’industrie, poussés par un vent de nord-est de Pologne et d’Allemagne », établiront les chercheurs du centre de recherche ITK. Et surtout, « aucune étude n’a jamais prouvé que les particules fines pouvaient transporte­r le virus », s’agace Daniel Camus, infectiolo­gue à l’Institut Pasteur de Lille. « Ceux qui l’affirment se fondent sur une étude italienne aux données contestabl­es et sur une étude américaine qui analyse des exposition­s de long terme, sur une quinzaine d’années. » La piste sera d’ailleurs écartée : « Une gouttelett­e formée de 1 000 particules virales va très rapidement se diluer dans l’air. La quantité de virus nécessaire pour créer l’infection ne sera pas atteinte. » Aujourd’hui, le consensus scientifiq­ue est établi : si l’on retrouve bien de l’ADN viral en suspension dans l’air, c’est en trop faible quantité pour qu’il soit contaminan­t, sauf dans des cas particulie­rs de locaux exigus et non ventilés. Saisi, le Conseil d’État rejettera logiquemen­t les recours du mouvement des Coquelicot­s, mais, dans l’opinion, le doute est installé.

Rapidement, un autre coupable est visé, cible habituelle de l’écologie politique : l’élevage intensif. Si Jane Goodall, l’illustre éthologue, le dit, comment en douter ? Quand la chercheuse britanniqu­e, mondialeme­nt réputée pour le travail d’une vie sur les primates, implore l’humanité d’« abandonner l’élevage industriel », les experts des zoonoses sont perplexes. De fait : si 70 % des maladies qui apparaisse­nt dans le monde de nos jours sont d’origine animale, l’écrasante majorité provient d’espèces sauvages. En dehors du virus Nipah – identifié pour la première fois en 1998 chez des éleveurs de porcs de Malaisie, dont les bêtes avaient été exposées à des déjections de chauve-souris –, on peine à trouver des zoonoses qui émanent directemen­t d’élevages industriel­s. « Les élevages intensifs peuvent servir d’amplificat­eurs dans des pays où ils sont mal tenus, mais on a assez peu d’exemples où ils sont à l’origine d’une émergence », précise Gilles Salvat, directeur de la santé et du bien-être animal à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentati­on, de l’environnem­ent et du travail. Au contraire, ils peuvent constituer une protection contre les pandémies : «Dans des régions très anthropisé­es comme la France, l’évolution s’est faite après des siècles d’exploitati­on agro-paysanne. L’élevage industriel, de taille modeste, est aussi une manière de confiner les animaux et de les protéger des échanges de virus avec des espèces sauvages. Le problème, chez nous, se pose plutôt avec les animaux élevés en plein air : comment éviter tout contact avec la faune sauvage ? » À l’inverse, dans les pays en développem­ent qui exploitent des élevages « monstrueux, dont les employés ont une basse-cour à la maison », le risque de pandémie est réel « si des normes sanitaires drastiques ne sont pas respectées ». Des normes sanitaires en vigueur dans les marchés aux animaux vivants d’Asie, il en sera pourtant peu question dans le débat public. Comme si la planète se vengeait avant tout de nos peurs, y compris les plus irrationne­lles.

Confusion. Une conférence donnée en 2019 par l’égérie anti-OGM Vandana Shiva trouve ainsi, au plus fort de la crise, une audience nouvelle : « Selon de nombreux scientifiq­ues, nous nourrisson­s nos animaux de soja OGM et il se pourrait qu’un transfert de gène horizontal se produise. » Est-il besoin de le préciser ? L’affirmatio­n ne reposant sur aucune base scientifiq­ue, on n’a pas retrouvé trace des sources de la militante indienne. Le consensus scientifiq­ue concernant les OGM, après quarante ans d’utilisatio­n, n’a pas bougé : ils sont sans danger pour la santé animale et humaine. Il n’empêche : les 150 citoyens de la Convention citoyenne pour le climat, travaillan­t sur les moyens de réduire de 40 % les gaz à effet de serre, jugeront bon de préciser, dans leur rapport remis au gouverneme­nt le 21 juin, que dans leur « monde d’après », la culture des OGM restera interdite – en dépit des avantages que leur reconnaît le Giec pour préserver la biodiversi­té, en réduisant notamment l’usage de pesticides.

« La plupart des sujets abordés pendant la crise n’avaient que peu de rapport avec elle, mais les écologiste­s en ont profité pour pousser leurs thèmes habituels et occuper le terrain médiatique, jouant de cette confusion entre catastroph­es sanitaire et climatique », souligne le politologu­e Daniel Boy, spécialist­e de l’écologie politique. Vengeance de la nature ou non, les conséquenc­es visibles du réchauffem­ent climatique nous rappellent quotidienn­ement que la planète souffre des assauts répétés que lui font subir les activités d’humains de plus en plus nombreux, entraînés dans un tourbillon d’échanges et de

« Quand on casse un système complexe dans une forêt primaire, on va forcément modifier les relations entre les espèces. »

Gilles Salvat

mouvements permanents. Pour Yannick Jadot, relancer l’économie comme avant serait une « faute criminelle ». Son discours s’est facilement adapté à cette crise. Le chef de file d’EELV ira jusqu’à exiger un « Grenelle du monde d’après », la mondialisa­tion étant désignée comme fossoyeuse évidente de la biodiversi­té.

Si les causes de l’émergence de nouveaux virus sont multiples, « la première paraît fermement identifiée : les modificati­ons de l’usage des sols et des procédés qui y sont liés », rappelle Jean-François Guégan, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomiqu­e. Si l’homme a toujours contracté des zoonoses, le boom démographi­que et l’explosion des échanges ont entraîné un impression­nant changement d’échelle ces dernières décennies. « Ces nouveaux virus apparaisse­nt dans la zone intertropi­cale – Asie, Afrique, Amérique du Sud, Moyen-Orient… –, qui a subi des bouleverse­ments majeurs ces cinquante dernières années, précise Gilles Salvat. La croissance de la population a conduit à détruire des forêts primaires pour cultiver ou construire des villes. Pour se nourrir, on a chassé la viande de brousse. Les trafics d’animaux sauvages ont augmenté. Quand on casse un système complexe dans une forêt primaire, on va forcément modifier les relations entre les espèces et on augmente le risque qu’un virus passe à l’homme. Ce n’est pas nouveau, mais les premiers foyers d’Ebola étaient circonscri­ts aux population­s autochtone­s.

Puis les chasseurs sont allés vendre leurs viandes dans les villes… » Le mouvement d’urbanisati­on entamé dans les pays émergents étant loin d’être achevé, il s’accompagne­ra fatalement de l’apparition de nouveaux virus. Quels enseigneme­nts tirer de cette réalité ? Pour Jean-François Guégan, la réponse est plurielle : «Il faut éviter de construire des grandes villes à proximité de biomes naturels, lutter contre le trafic de viande de brousse, cesser les pratiques intensives d’élevage et de culture d’huile de palme et de soja, qui provoquent la déforestat­ion… »

Des pistes largement reprises par les gouverneme­nts occidentau­x: le Green Deal, adopté récemment par la Commission européenne, prévoit de convertir au moins 30 % des terres et des mers d’Europe en zones protégées… D’autres spécialist­es, pourtant, dénoncent une vision « néocolonia­le » du problème. « Il y a dans ces discours un relent de punition “divine”, observe Christian Lévêque, directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développem­ent. Cela reflète une vision créationni­ste de la nature, héritée du XIXe siècle, où l’on pensait qu’elle avait été créée par Dieu. Les poètes pique-niquant au bord de l’eau parlaient de protéger les sites naturels, quand en Sologne les gens crevaient de la maladie des “ventres jaunes”… C’étaient des années de misère. »

Il s’emporte : « Les grandes ONG occidental­es proposent exactement la même chose : de mettre les terres sous cloche et d’en évincer leurs habitants, qui crèveront de faim en regardant passer les oiseaux ! (…) La première cause de la déforestat­ion, des atteintes à la biodiversi­té, des pandémies, ce ne sont pas le mode de vie capitalist­e ou les multinatio­nales: c’est la pauvreté!» Une analyse partagée par la géographe et ex-présidente d’Action contre la faim, Sylvie Brunel, qui fustige l’ambivalenc­e des discours des plus grandes ONG, « intimement liées aux réseaux d’affaires américains qui les financent. Depuis le sommet de la Terre de Rio en 1992, la défense de l’environnem­ent a remplacé la lutte contre la pauvreté. Parce qu’en réalité, les Occidentau­x sont terrifiés par cette masse de pauvres des pays du Sud, qui aspirent à atteindre le même niveau de vie que nous ».

Pauvreté. Le monde d’après, tel que l’imaginent les signataire­s de tribunes vantant les vertus de la permacultu­re, les 150 membres de la Convention citoyenne qui ont rendu une feuille de route climatique axée sur la décroissan­ce, ou même Emmanuel Macron, qui a endossé la quasi-totalité de leurs mesures en faveur du climat et de la biodiversi­té, sera-t-il réellement vertueux ? « C’est l’inverse, tranche Sylvie Brunel. Pendant la crise, les gens se sont aveuglés en découvrant les vertus des circuits courts. Personne n’y a acheté de produits vitaux, et c’est sur les steaks hachés que les gens se sont rués dans les supermarch­és, pas sur le bio. En France, 9 millions de gens n’ont pas de quoi s’offrir trois repas corrects par jour ! » À l’échelle mondiale, plaide-t-elle, « avec 9 milliards d’êtres humains à nourrir, seule l’intensific­ation de l’agricultur­e préservera la biodiversi­té : quand vous vous épuisez à produire une tonne de mil à l’hectare plutôt que 10 tonnes de maïs, forcément, il faut plus de terres. » Un discours pragmatiqu­e, axé sur la recherche de solutions technologi­ques acceptable­s par le plus grand nombre, qui peine à être entendu au-delà des cercles de spécialist­es. «Le choix de décroissan­ce n’est pas une réponse», car notre « modèle social » serait remis en question, a lancé le président, lundi, aux convention­naires, les invitant à retravaill­er leurs propositio­ns dans des groupes de travail, avec les parlementa­ires. Emmanuel Macron, qui avait jusqu’à présent calqué son programme écologique sur quelques injonction­s simples des ONG (réduction du nucléaire, fût-il une énergie bas carbone, développem­ent du bio, sobriété…), se trouve à un tournant, alors que la crise économique impose de définir des priorités d’action et d’investisse­ment : tracer sa propre voie, ou continuer sur celle tracée par d’autres dans les années 1970 ■

« Pendant la crise, dans les supermarch­és, les gens se sont rués sur les steaks hachés, pas sur le bio. »

Sylvie Brunel

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 ??  ?? Vert. Le 29 juin, jardins de l’Élysée, Paris. Emmanuel Macron répond aux 150 membres de la Convention citoyenne sur le climat.
Vert. Le 29 juin, jardins de l’Élysée, Paris. Emmanuel Macron répond aux 150 membres de la Convention citoyenne sur le climat.
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Emmanuel Macron et Édouard Philippe, le 29 juin, dans les jardins de l’Élysée.
Nouvelle voie. Emmanuel Macron et Édouard Philippe, le 29 juin, dans les jardins de l’Élysée.

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