Cinquante nuances de vert
Tout le monde (ou presque) se revendique aujourd’hui de l’écologie. Revue de détail des passerelles et des clivages entre les uns et les autres.
En arrivant au Parlement européen, Hervé Juvin a constaté deux choses : d’abord, combien il est difficile de boire un café en dehors du siège de Strasbourg. « Tout est conditionné pour que vous restiez dans les lieux », regrette le député européen, élu sur la liste
RN de Jordan Bardella. Ensuite, la récurrence des votes communs écolos et identitaires dans l’hémicycle. Une tendance qui s’est encore vérifiée avant la crise sanitaire, lors du vote sur le traité de libre-échange avec le Vietnam. Les Verts et Identité et démocratie sont les deux groupes qui se sont le plus mobilisés contre ce texte. « On est en désaccord sur bien des sujets, mais, sur l’écologie, on se retrouve. Nous sommes ensemble pour dénoncer systématiquement les traités de libre-échange. Dans l’hémicycle, nous avons d’ailleurs des écrans qui montrent, grâce à des couleurs, que le milieu [PPE, sociaux-démocrates…] vote souvent rouge [pour], et que l’extrême gauche et l’extrême droite votent vert [contre] », ajoute Juvin, par ailleurs auteur de nombreux livres sur la mondialisation.
Où l’on voit que, sans qu’il s’agisse d’une alliance, un dépassement partisan est possible, pourvu qu’il
touche au rejet du libéralisme économique et à l’un de ses corollaires, « la destruction de l’environnement ». La planète se réchauffe, les eaux montent, et les idéologies évoluent. Les transformations du moment dessinent une nouvelle galaxie écolo, de plus en plus large et centrale. En France, la dégradation du climat est une donnée majoritairement acquise. La grande fracture n’est d’ailleurs plus entre les « négationnistes » du réchauffement climatique et les prophètes de l’Apocalypse, mais entre ces derniers et ceux qui, plus nuancés, prônent une écologie en phase avec le progrès et la liberté économique. En outre, contrairement aux États-Unis ou au Brésil, il n’est pas un responsable politique français de premier plan qui nie le réchauffement de la planète. Philosophe et auteur d’un Dictionnaire de la pensée écologique (PUF), Dominique Bourg confirme qu’« il n’y a pas, chez nous, de Trump ou de Bolsonaro. Une partie des gens se rendent compte qu’on a un problème de civilisation profond. Ce sont ensuite les propositions politiques qui diffèrent. »
« Avec les Verts, on est en désaccord sur bien des sujets, mais, sur l’écologie, on se retrouve. » Hervé Juvin, député européen du Rassemblement national
Si bien que, dans les partis politiques comme à l’extérieur, la vie des idées écologiques prend une ampleur sans précédent et bouleverse nombre de nos croyances. S’intéresser à la sphère écolo, c’est pénétrer un monde fait de paradoxes, d’oxymores, de radicalités et même, disons-le, de stupidités. Il y a ce que l’on sait vulgairement de l’écologie à l’échelle locale et à l’échelle globale, mais il y a également toute une réflexion « systémique » qui est en cours et qui porte notamment sur nos modes de production, de redistribution, sur la circulation des capitaux comme celle des personnes, sur les énergies, sur le rapport aux animaux, la bioéthique (PMA-GPA) jusqu’aux survivances colonialistes et au chamanisme comme antidote spirituel à nos attachements matériels…
L’écologie, aujourd’hui, c’est un peu tout ça. Dans une même phrase, un écolo de gauche citera le penseur Pierre Rabhi pour la « sobriété heureuse » et l’économiste Thomas Piketty pour le rejet du néolibéralisme ; un écolo conservateur, lui, citera davantage le philosophe André Gorz pour la critique de la technique, et Sylvain Tesson pour le silence et la beauté des paysages. C’est aussi, dans la perspective des joutes à venir, tout un vocabulaire qu’il nous faudra maîtriser : hygrométrie, permaculture, abiotique, turbidité, chaîne trophique, anthropocène…
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« Le progrès qui arrache à la nature, voilà ce qui ■ est en crise ! Nous devons changer nos modes de vie. Des gens de gauche mais aussi de droite le comprennent désormais », indique Dominique Bourg, qui fait la même analyse qu’Hervé Juvin. Est-ce à l’aune de cette nouvelle donne qu’il faut comprendre la stratégie du Vert Yannick Jadot, qui refuse de s’inscrire strictement à gauche ? En Autriche, le gouvernement est né d’une alliance entre les conservateurs et les Verts. Chez nous, nombre d’écolos continuent à se réclamer de la gauche et observent avec beaucoup de suspicion l’évolution d’une droite qui, selon eux, verrait dans l’écologie une aubaine lui permettant de défendre un repli identitaire. « La distinction droite-gauche demeure, insiste l’essayiste et fondateur du site d’informations Reporterre, Hervé Kempf. Pour moi, Macron est à droite. La gauche traite des inégalités et tente d’éviter que la société soit en guerre permanente, cela passe par la justice sociale. Le RN, lui, dénonce les inégalités des Français par rapport aux immigrés, c’est différent. »
Clivage, là encore, entre ceux qui ont fait leurs classes au sein de la gauche partisane et les autres, moins dogmatiques, comme l’indique Daniel Boy, chercheur au Cevipof et spécialiste de l’écologie politique: « Jadot vient du mouvement environnemental, comme Hulot avant lui, qui avait tenté d’être candidat à la présidentielle en passant par la primaire des Verts. Il était reproché à ce dernier d’avoir une fondation financée par EDF, ça ne passait pas. Jadot, c’est un peu moins grave, même s’il y a des doutes car, de façon subliminale, il laisse entendre qu’une alliance avec des tendances écolos qui ne seraient pas de gauche est possible. »
Hiatus. Dans ce paysage en formation, un concept demeure immuable: la lutte des classes. Le combat écologique n’efface en rien l’appartenance de classe. Au contraire, il l’exacerbe. Un slogan des Gilets jaunes résume parfaitement ce hiatus : « La fin du mois avant la fin du monde ». Cependant, parmi les actuels penseurs de l’écologie, beaucoup se convainquent qu’un front commun est possible, tel Paul Piccarreta, cofondateur de la revue décroissante Limite :« Chez les Gilets jaunes, il y avait des volontés de convergence. Je n’ai pas entendu de slogans antiécolos et on a eu tort de les présenter comme un mouvement “pro-bagnole”. Aujourd’hui, la prise de conscience atteint la petite classe moyenne. »
Afin de réussir ce grand amalgame, une stratégie plus « gauchiste » entend intégrer dans les problématiques écolos les luttes minoritaires (violences policières, LGBT, antiracisme…). Théoricienne du populisme de gauche et inspiratrice de Jean-Luc Mélenchon, Chantal Mouffe explique son approche : « En articulant les luttes des secteurs populaires, des différents secteurs précarisés et les différentes luttes contre les inégalités dites sociétales avec les luttes pour la défense de la planète, un Green New Deal, comme celui défendu par Alexandria Ocasio-Cortez [élue démocrate, proche de Bernie Sanders, NDLR] aux États-Unis, pourrait fournir un signifiant hégémonique. » Stratégie qui, selon Dominique Bourg, entretiendrait une certaine confusion : « Les gens font leur marché, ça part un peu dans tous les sens, c’est un joyeux bordel, qui n’est pas toujours cohérent, mais il va y avoir une décantation. »
Où faut-il ranger les macronistes qui affirment oeuvrer en faveur de l’écologie, comme Brune Poirson ou Pascal Canfin ? Le professeur d’économie Philippe Moati, auteur d’une enquête sur les Français et l’écologie, les qualifie de « techno-libéraux », finalement assez peu influents dans les réseaux associatifs, universitaires et éditoriaux. « Pour eux, la nature est purement mécanique, elle n’a pas d’intelligence, pas de sensibilité, pas d’intériorité », analyse Bourg. « Capitalisme vert » ou « Green Deal », proclamations de ces techno-libéraux, ne seraient que des «oxymores» pour les antilibéraux. Ce débat sur le libéralisme au sein de l’écologie masque peut-être ce qui sera l’un des grands clivages de demain : le rapport à la croissance.
Si elle veut s’imposer, cette écologie protéiforme, en plus de passer des compromis, devra se trouver un sérieux représentant. De droite ou de gauche ? Un peu ou beaucoup décroissant ? Augurons que des banquises auront fondu et des eaux auront monté avant d’entendre une seule voix
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« Les gens font leur marché, ça part un peu dans tous les sens, c’est un joyeux bordel, qui n’est pas toujours cohérent, mais il va y avoir une décantation. » Dominique Bourg