Le Point

Partha Dasgupta : « On devrait aussi prendre en compte le capital naturel »

L’économiste Partha Dasgupta, qui s’apprête à rendre un rapport au gouverneme­nt britanniqu­e, suggère de rendre la biodiversi­té payante et d’en limiter l’usage.

- PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME GRALLET

Attention dynamite ! Fin septembre, Partha Dasgupta, un chercheur de Cambridge né en 1942 à Dacca, territoire indien faisant aujourd’hui partie du Bangladesh, remettra un rapport au chancelier de l’Échiquier, le ministre des Finances britanniqu­e, sur la possibilit­é de concilier croissance économique et protection de la biodiversi­té. Les recommanda­tions de cet économiste influent, anobli par la reine, poseront les bases à la prochaine COP15 biodiversi­té, qui se tiendra l’an prochain à Kunming, capitale de la province du Yunnan, dans le sud de la Chine. Un rapport d’importance car il se veut « global », c’est-à-dire avec des implicatio­ns sur la totalité de la biodiversi­té de notre planète. Mais aussi « indépendan­t », insiste ce fils d’un des pères fondateurs de l’économie moderne indienne. Celui qui a enseigné à Stanford comme à la London School of Economics, par ailleurs fervent admirateur du biologiste Paul Ehrlich et du Prix Nobel d’économie Kenneth Arrow, explique qu’arrêter une valeur pour avoir le droit de polluer ne suffit pas. « Ce serait comme arrêter un prix qui permet la destructio­n de Notre-Dame. Il faut inventer de nouvelles solutions. » Avant-goûts.

Le Point: En quoi vouloir protéger la biodiversi­té est une tâche particuliè­re? Partha Dasgupta :

C’est autrement plus délicat que de mesurer les effets du réchauffem­ent climatique, où seules les émissions de carbone, et sa concentrat­ion dans l’atmosphère, suffisent pour mesurer les dégâts. La biodiversi­té est protéiform­e. L’intestin d’un hérisson est un écosystème au même titre qu’une forêt tropicale. Et cette biodiversi­té se régénère à des rythmes différents : quelques minutes pour des colonies de bactéries contre plusieurs dizaines d’années pour une forêt boréale. Certains écosystème­s ont la taille d’une région, comme le fleuve du Brahmapout­re – qui tire son origine de l’Himalaya tibétain –, d’autres sont en altitude, comme les Highlands éthiopiens, d’autres encore sont réservés à des villages comme les étangs de Norfolk, en Grande-Bretagne. Il se passe toujours quelque chose dans la nature : ici de la photosynth­èse, là de la fixation d’azote, là encore de la décomposit­ion de la matière organique.

Quel est votre constat après plusieurs mois de travail?

Nous avons perdu énormément de temps… La nature fait preuve d’une immense générosité à notre égard : elle nous prodigue de quoi nous nourrir, nous offre les conditions d’un épanouisse­ment spirituel tout comme les opportunit­és de nous reproduire, entre autres choses. Pour le dire autrement : sans nature, il n’y aurait pas de vie ! De la même façon qu’un portefeuil­le d’actifs financier réduit les risques et l’incertitud­e, la biodiversi­té augmente la résilience de la nature. Or, au cours des quatre dernières décennies, le nombre d’oiseaux, de reptiles, et d’amphibiens a été réduit de 60 %. Le rythme d’extinction est plus de 100 fois plus élevé qu’il ne l’était il y a quelques millions d’années. Et il continue de s’accélérer. La forêt amazonienn­e a déjà perdu 20 % de son étendue originelle et pourrait se transforme­r en savane sèche.

Le rapport que vous préparez n’est pas le premier à tirer la sonnette d’alarme…

Cette année, pour la première fois, Davos a placé l’environnem­ent comme le danger le plus impactant. On estime que, si l’on ne change rien, il nous faudrait les ressources équivalent­es à 1,7 fois celles de la terre pour maintenir notre niveau de vie. Donc, nous vivons bien au-dessus de nos moyens en termes de biodiversi­té. Certes, la croissance a été bénéfique sur plusieurs plans. Sur les soixante-dix dernières années, l’espérance de vie à la naissance est passée de 49 ans à 73 ans et, d’après la Banque mondiale, la proportion de la population mondiale se trouvant dans l’extrême pauvreté, c’est-à-dire vivant avec moins de 1,90 dollar par jour, est passée, en moins de cinquante ans, de près de 60 % à 10 %. Jusqu’ici,

ce sont les gens qui vivaient dans les écosystème­s abîmés qui souffraien­t de cette dégradatio­n. Or la pandémie que nous venons de traverser montre que lorsque nous allons dans des zones où nous ne devrions pas nous rendre, c’est toute la planète qui en souffre. Nous devrions laisser ces zones tranquille­s. Si nous attaquons chaque écosystème pour consommer davantage de produits, nous connaîtron­s de plus en plus de pandémies.

Quelles solutions préconisez-vous ?

Il faut changer notre manière de penser. Et arrêter de considérer que la forte progressio­n du PIB conjuguée à de faibles impôts est la seule mesure du progrès. Cette mesure n’intègre pas la dépréciati­on de capital, et ne tient donc pas compte des dommages économique­s que la croissance inflige à notre biosphère. On devrait aussi prendre en considérat­ion le capital naturel. La demande que nous faisons sur la biosphère dépend de l’efficacité avec laquelle nous transformo­ns les biens et services naturels en produits finis. Les économiste­s du climat ont mis l’accent sur les innovation­s en énergie renouvelab­le. Mais mon rapport montre que les progrès technologi­ques des siècles passés ont été gourmands en biodiversi­té. Pour une bonne raison : cette dernière est souvent considérée comme gratuite. Les entreprene­urs économisen­t sur les coûts de production, considérés comme chers, pas sur une biodiversi­té qu’ils estiment bon marché. Par ailleurs, l’idée selon laquelle nous sommes assez intelligen­ts pour nous appuyer sur les progrès technologi­ques afin d’augmenter le PIB et nous occuper de la planète est la moins bonne idée de la seconde moitié du XXe siècle.

Faut-il accorder un prix à la biodiversi­té?

Aujourd’hui, vous pouvez polluer l’atmosphère sans rien payer. Donc l’atmosphère est une ressource pour nous, un évier dans lequel nous pouvons vider nos ordures sans aucune contrepart­ie. Un autre exemple, ce sont les réserves de poissons dans l’océan. Personne ne possède l’océan. C’est une ressource en accès libre. Si la nature ne faisait pas son travail, même les plus beaux parcs naturels seraient recouverts de carcasses d’animaux. Nous ne faisons que voir la nature produisant des fleurs et de la nourriture. La nature travaille de manière invisible et silencieus­e. Les services qu’elle rend échappent à notre attention.

Donc il ne suffit pas de trouver le juste prix…

Non, le prix ne résoudra pas tout, fixer des limites est également essentiel. Imaginez que Notre-Dame n’ait pas brûlé. On aurait pu se demander combien l’humanité était prête à payer pour qu’elle ne brûle pas. En fait, sa valeur est inestimabl­e. Dans le domaine culturel, nous avons l’habitude de reconnaîtr­e que certaines oeuvres n’ont pas de prix. Cela

devrait être le cas pour la biodiversi­té. En attendant – et parce qu’on ne sait pas quel prix on doit fixer –, il faut des interdicti­ons. À Paris, il y a des tas de choses que l’on ne peut pas faire, même pour une grosse somme d’argent. Y conduire à 180 kilomètres à l’heure, par exemple. Dans les océans, on pourrait imaginer des couloirs de sécurité pour protéger les migrations des baleines. Nous ne devrions pas nous servir dans l’océan sans aucune forme de contrôle.

Vous voyez d’autres mesures à adopter d’urgence?

Moins de 1 % de l’aide totale est orienté vers le planning familial. Il est tendance de parler du droit des femmes dans les salons mondains. Mais bien peu de personnes se soucient de savoir si les femmes les plus pauvres peuvent n’avoir aucun contrôle sur leur corps. L’accès à un planning familial moderne leur permettrai­t, par exemple, d’acquérir une meilleure éducation et de choisir elles-mêmes le nombre d’enfants qu’elles souhaitent élever. Par ailleurs, les gains de richesse devraient être davantage partagés pour terminer de réduire l’extrême pauvreté. C’est essentiel dans notre combat pour préserver la biodiversi­té. L’humanité est pieds et poings liés avec la nature. Les ministres des Finances doivent être persuadés de tout cela. Tout ce que nous prenons de notre entourage doit être rendu. C’est une erreur fondamenta­le de croire que nous pouvons avoir une hausse perpétuell­e du PIB sur une planète finie. Nous devrions nous battre pour une croissance de la richesse qui inclut la nature comme un de ses atouts. Nous devons laisser une terre en bonne santé à nos enfants et petits-enfants. L’humanité fait partie intégrante de la nature, elle ne lui est pas extérieure

« Si nous attaquons chaque écosystème pour consommer davantage, nous connaîtron­s de plus en plus de pandémies. »

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Économiste indobritan­nique, professeur émérite à l’université de Cambridge. Partha Dasgupta

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