Angleterre : Élisabeth II, génie politique
La guerre, le Brexit, le Covid… la reine a survécu à toutes les crises, écarté les rivaux. Notre correspondant Marc Roche l’a côtoyée, son dernier livre renferme quelques secrets. Récit et extraits.
Le ton est sobre, rassurant, dépourvu de lyrisme ou de pose martiale. La diction est claire, l’éloquence simple. La robe verte, couleur de l’espoir, la broche discrète assortie et le collier à trois rangées de perles appuient le message de courage devant l’adversité.
Diffusé le 5 avril en vue d’encourager ses sujets à se montrer à la hauteur du défi posé par la pandémie de coronavirus, le discours à la nation et au Commonwealth d’Élisabeth II avait pour objectif de remonter le moral de ses sujets face au fléau. Sa Majesté a écrit de sa propre main et sans contreseing ministériel ce texte court. Invoquant « les qualités d’autodiscipline, de détermination bienveillante et de camaraderie » qui « caractérisent toujours ce pays » et sa propre expérience du Blitz de 1940, la reine a repris à son compte la chanson de Vera Lynn (« We Will Meet Again »).
L’intervention royale a été un triomphe. Le lendemain, la presse a été dithyrambique. Le Times évoque « la meilleure démonstration des vertus de la monarchie constitutionnelle britannique ». Le royaume en a presque oublié l’hospitalisation du Premier ministre, Boris Johnson, atteint du Covid. Si tous les chefs d’État et de gouvernement ont tenu le même langage sur la pandémie, l’écho rencontré dans le monde entier, et notamment en France, par les propos d’une nonagénaire radieuse a tout simplement été extraordinaire. Pourtant, celle qui a enjambé toute l’histoire contemporaine au cours d’un règne de soixante-huit ans, le plus long de l’histoire d’Angleterre, demeure une énigme difficile à décrypter.
Le jour du couronnement, le 2 juin 1953, le célèbre photographe de cour Cecil Beaton a réalisé le portrait en noir et blanc de la nouvelle souveraine, âgée de 25 ans. La jeune femme timide et à l’éducation sommaire, devenue reine par accident après la disparition prématurée de son père, George VI, n’était pas préparée à régner. Elle apparaît fragile, vulnérable, facile à manipuler.
Cygnes, baleines et esturgeons. Par ailleurs, Élisabeth, reine de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, cheffe du Commonwealth et de l’Église anglicane, commandante en chef des armées, ne peut guère se permettre que de « formuler des avertissements, donner des encouragements et des conseils» au gouvernement. Dans les faits, un souverain britannique ne règne que sur les cygnes, les baleines et les esturgeons – propriétés royales depuis 1324 – croisant dans les eaux territoriales de son royaume.
En outre, Élisabeth préfère le consensus à la polarisation, le compromis à la confrontation directe. C’est une personnalité passive qui subit les changements au lieu de les anticiper et vénère les usages établis en considérant que
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toute innovation dérange le ■ système en place, qui a fait ses preuves. Le sourcil levé, une petite toux, les lèvres pincées, la souveraine affronte les problèmes en susurrant avec gravité son éternel leitmotiv, « I see » (« Je vois »). En réalité, c’est par la manière dont cette femme de petite taille, en apparence exempte d’aptitudes particulières, a réussi, en dépit des limites institutionnelles, à asseoir la monarchie britannique que son parcours est incroyable.
En effet, pour exercer sa fonction, la souveraine possède au moins un trait de caractère indispensable, que les uns appellent sa détermination, les autres son autoritarisme. Rusée jusqu’aux limites du machiavélisme, Élisabeth II a su imposer son autorité en maniant avec brio les rapports de force. Toujours courtoise, mais veillant à ce que rien n’échappe à son contrôle, elle a toujours attendu le bon moment pour frapper. C’est grâce à cette volonté implacable, jointe à d’exceptionnelles qualités manoeuvrières, que la monarque a réussi à dicter ses volontés.
Guet-apens. Les membres de sa famille, les rivaux, les adversaires ou les gêneurs, qu’elle a écartés les uns après les autres, pourraient en témoigner. Du grand art… Rien n’illustre mieux cette maestria que la disgrâce de Harry et Meghan, orchestrée avec force et savoir-faire. L’interview du couple étalant publiquement son mal-être sur la chaîne ITV, diffusée le 20 octobre 2019 lors d’une tournée en Afrique du Sud, avait indigné la reine. La demande par la suite du duc et de la duchesse de Sussex – via les réseaux sociaux – de pouvoir bénéficier d’un statut de membre de la famille royale à mi-temps l’avait scandalisée. « Elle déteste être mise devant le fait accompli. Elle veut décider calmement sans se presser après avoir mûrement réfléchi à une solution. La monarchie, qui a pour elle la continuité, ne doit pas être soumise à l’hystérie de l’instant », souligne un ancien hiérarque de Buckingham.
Après le Nouvel An, Harry appelle sa grand-mère, lui disant en substance : « Granny, j’aimerais t’expliquer nos projets de vive voix. » Furieuse, Élisabeth II le manipule en lui proposant de régler les détails avec son père, dont elle connaît l’indécision légendaire. Tergiversant, le prince Charles demande alors à son fils cadet, sixième dans l’ordre de succession, de lui transmettre ses propositions par écrit. Impatients, les Sussex rendent publique le 9 janvier leur volonté de prendre du champ, sans prévenir le palais.
Devant le camouflet, Élisabeth II planifie soigneusement un guetapens en convoquant, le 13 janvier, une réunion de famille dans son château de Sandringham pour régler le statut des Sussex. Dans la bibliothèque est conviée la garde rapprochée de la reine : son secrétaire privé, Edward Young, et sa dame de compagnie, lady Susan Hussey, qui est une vieille amie du prince Charles et la marraine du prince William. L’héritier du trône et son fils aîné sont présents, accompagnés de leurs conseillers. En revanche, cette fine tacticienne a interdit à Meghan d’intervenir en visioconférence depuis le Canada. L’impétueux Harry est isolé.
Après un tour de table, la reine fait connaître son irrévocable décision : le couple ne remplira plus d’obligations royales et ne pourra plus formellement la représenter. Retrait du titre d’altesse royale, refus du « mi-temps », obligation de rembourser aux contribuables les frais de rénovation de Frogmore Cottage, interdiction d’utiliser le mot « royal » dans la marque qu’ils avaient déposée – Sussex Royal –, fin des activités philanthropiques. Le duc et la duchesse ont tout perdu. Au passage, Charles, qui va devoir délier les cordons de la bourse pour financer la nouvelle vie du couple, est remis à sa place. Que sa mère ait été contrainte de régler cette affaire de famille souligne que le dauphin a encore beaucoup à apprendre! La reine savoure sa victoire.
Raison d’État. Quel est donc le mode opératoire de cette personnalité d’exception ? Cinq principes guident sa conduite dans les questions politiques comme familiales : la primauté de la raison d’État et de l’ordre de succession sur les sentiments ; l’art du silence ; un look calculé ; le choix sourcilleux de ses collaborateurs les plus proches et les leçons de l’Histoire. Tout d’abord, il n’y a pas de place pour les sentiments. La raison d’État prévaut sur toute chose, à commencer par l’affectif. À ses yeux, seul compte dorénavant le noyau dur de l’ordre de succession, les princes Charles et William, ainsi que leurs épouses, Camilla et Kate. Harry et Meghan n’ont plus leur place dans la nouvelle organisation de la famille royale britannique. Ensuite, Élisabeth II cultive l’art du silence. Elle se tait autant que ses ministres parlent. La reine est avare de mots et s’exprime dans un langage elliptique, distillant de belles phrases hermétiques en pure langue de bois. Son attitude à propos du Brexit l’atteste. Par neutralité politique, elle n’a jamais dévoilé sa
position. Alors qu’on lui prêtait des sentiments pro-retrait en raison de son attachement au Commonwealth et à la relation avec les États-Unis, elle a brouillé les pistes en portant un chapeau bleu surmonté de fleurs au coeur jaune – rappel subliminal des couleurs du drapeau de l’Union européenne – lors de l’ouverture de la session parlementaire en 2017. Sa véritable opinion sur le largage des amarres de la Grande-Bretagne restera à jamais secrète, consignée dans son journal intime, qui, à sa mort, sera versé dans les archives royales du château de Windsor, inaccessible pour l’éternité.
Lorsqu’il le faut, cette taciturne sait avoir recours à la petite phrase humoristique. Ainsi, un jour, une cliente d’un magasin de Sandrigham lui lance : « Excusez-moi, mais vous ressemblez à la reine. » « C’est plutôt rassurant », réplique la souveraine. À un député qui lui fait remarquer combien ce doit être fatigant de rencontrer tant d’inconnus, elle répond : « C’est moins dur qu’il n’y paraît. Je n’ai pas à me présenter, ils savent qui je suis. »
« Je dois être vue pour être crue. » Avec sa plus célèbre maxime, Élisabeth II a donné la troisième clé de son pouvoir: un look très calculé. Certes, elle ne s’intéresse pas à la mode. Cependant, malgré ce détachement, ses robes, tailleurs, chapeaux et bijoux fascinent le monde entier. Combinant glamour et majesté, les tenues royales jouent un rôle prépondérant dans la fonction de représentation. Ses bibis peuvent parfois paraître ridicules et désuets aux yeux de la gent branchée, mais ils donnent le ton aux inaugurations de chrysanthèmes comme aux voyages à l’étranger ou au meeting royal d’Ascot.
Dernier point fort de la souveraine, l’extrême soin avec lequel elle sélectionne ses collaborateurs, à commencer par son secrétaire privé. Cette fonction, la plus convoitée du Gotha de la haute administration, n’a pas d’équivalent en France. C’est comme si la même personne était à la fois chef de cabinet et responsable du protocole, de la cellule diplomatique et du service de presse à l’Élysée, à Matignon, au Quai d’Orsay et au ministère de la Défense. À Buckingham Palace, les engrenages de la monarchie tournent autour du private secretary, que la reine choisit personnellement. Les grands commis sont bâtis sur le même modèle : dévouement au service public, expérience de l’armée, du Foreign Office ou de la City et discrétion à toute épreuve. Ils doivent savoir aller à l’essentiel et surtout donner au monarque le meilleur conseil, si déplaisant soit-il à entendre. Le secrétaire privé est le premier conseiller et, à ce titre, a le contact le plus direct avec la souveraine. Il est l’intermédiaire entre la cheffe de l’État et le Premier ministre à propos des « domaines réservés » : le Commonwealth, les relations avec les autres familles royales, les territoires d’outre-mer, les visites à l’étranger, les organisations caritatives ou les régiments qu’elle parraine. Ce personnage de l’ombre tient l’agenda royal.
Code. Son importance est d’autant plus cruciale qu’Élisabeth II est une patronne peu directive, dépourvue d’hubris et qui a une confiance totale en ses subordonnés. Douée d’une excellente mémoire, elle se contente de donner ou non son accord aux solutions proposées. Il faut savoir interpréter son code. Par exemple, « Êtesvous sûr ? » signifie un refus définitif ; « En quoi cela peut-il aider ? » qualifie une idée saugrenue. « Vous pouvez être franc avec elle, mais en y mettant toujours les formes. Il ne faut jamais la brusquer », souligne un ex-détenteur de la charge.
Par ailleurs, comme le note un observateur, « la relation est unique dans le cadre institutionnel, dans la mesure où le secrétaire privé et ses adjoints directs servent non seulement le monarque mais font partie de facto de sa famille. Quand ils sont de garde pendant les vacances ou les week-ends, ils doivent prendre leurs repas en compagnie des Windsor et participer aux jeux de société d’après-dîner que la reine apprécie tant ». Les conseillers ne doivent être ni trop sérieux ni trop décontractés, avec cette propension très anglaise à l’autodénigrement consistant à se faire passer pour moins intelligent qu’on ne l’est en réalité.
Dans ses Mémoires, Tony Blair a décrit l’expérience d’un séjour au château de Balmoral comme «un mélange intéressant
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Rusée jusqu’aux limites du machiavélisme, Élisabeth II a su imposer son autorité.
d’expériences insolites, surréalistes, ■ voire, osons le dire, flippantes ». Le moment fort est le barbecue, qui a lieu quelle que soit la météo. L’hôtesse met la table et, à la fin du repas, enfile des gants de caoutchouc pour faire elle-même la vaisselle.
Dernière caractéristique de son processus de décision, elle tire souvent sa réflexion de l’Histoire, et quelle Histoire! D’Egbert de Wessex à Alfred le Grand et à Édouard le Confesseur, des rois normands puis angevins aux Tudors et aux Stuarts, de la maison d’Orange à la branche Saxe-Cobourg et Gotha, rebaptisée Windsor, l’Angleterre se sent universelle et immortelle.
Shakespearien. Dans le « système Élisabeth II », néanmoins, tout n’est pas uniformément rose. Qui dit monarque britannique, dit cour. Si elle a pu imprimer longtemps son sceau sur son administration, aujourd’hui le pouvoir royal est éclaté entre quatre baronnies autonomes, aux intentions parfois opposées. Les maisons royales du prince Charles (Clarence House) et du prince William (Kensington Palace) ont chacune un secrétaire particulier, un service de communication, des activités caritatives propres et des services administratifs indépendants. S’ajoute, à Los Angeles, l’entourage de Harry et de Meghan, deux électrons libres.
Même si cette personnalité distante déteste les journalistes, la reine a toujours considéré les tabloïds comme un mal nécessaire. Elle estime que l’existence de la monarchie est intimement liée à son image publique, forgée notamment par la puissante presse populaire.
Par son art de mêler le rêve et la réalité, le style d’Élisabeth II est shakespearien. Même si une grande partie de l’oeuvre du Barde est consacrée aux rois alors que les reines y ont toujours tenu un rôle secondaire, une comparaison s’impose. Adepte de la main de fer dans un gant de velours, et dans la mesure aussi où sa légende s’est emparée d’elle de son vivant, la souveraine ressemble à bien des égards à la seule héroïne de Shakespeare : Cléopâtre
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