Le Point

Patrimoine : à Berlin, dans le musée des statues déboulonné­es

- PAR NOTRE CORRESPOND­ANTE À BERLIN, PASCALE HUGUES

C’est une statue de granit baptisée La Négresse que les passants ne voyaient plus tant elle faisait partie du décor de la Leuchtenbu­rgstrasse, cette rue ombragée loin du centre branché de Berlin. Tout autour, des villas cossues, l’ordonnance­ment tranquille d’un quartier résidentie­l, sans histoires. Jusqu’à ce que les riverains découvrent, il y a quelques jours, que la femme noire accroupie, le dos courbé, les mains sur les genoux, avait été décapitée par des inconnus durant la nuit. La tête aux lèvres épaisses, nez épaté, cheveux crépus et yeux globuleux avait disparu. Ce stéréotype était l’oeuvre d’Arminius Hasemann, un sculpteur berlinois acquis à l’idéologie raciste du IIIe Reich.

Depuis des années, les Verts réclamaien­t au conseil municipal du quartier de Zehlendorf que ce témoin honteux d’une époque révolue cesse d’avoir pignon sur rue. La décision venait d’être prise de transporte­r la statue vers le musée de la citadelle de Spandau, une forteresse du XVIe siècle, à l’extrême ouest de Berlin. « Quand on m’a appelée pour me dire que la tête avait été tranchée, j’étais en train de mettre fin aux derniers préparatif­s pour le transfert vers la citadelle, se souvient Urte Evert, encore sous le choc. Ma première réaction fut

d’autant plus horrifiée qu’on ne connaît toujours ■ pas le motif de cet acte. La statue a-t-elle été décapitée par des extrémiste­s de droite ou par des activistes luttant contre le racisme ? Et puis je me suis dit que, finalement, cette statue était enfin visible et que cet acte avait engendré un débat nécessaire. » L’historienn­e Urte Evert dirige l’un des musées les plus fascinants de Berlin. Inaugurée en 2016, l’exposition permanente « Dévoilés. Berlin et ses monuments » offre un refuge à une centaine de monuments déboulonné­s, puis bannis dans des entrepôts – ou même enterrés – dont on ne savait pas quoi faire. Ils sont les vestiges inconforta­bles de la turbulente histoire allemande.

Il y a les statues de marbre de Carrare de princes prussiens et de régents brandebour­geois érigées par l’empereur Guillaume II, qui voulait, pour légitimer son pouvoir récent, se fabriquer une histoire prestigieu­se. Ces statues, surnommées « les poupées » par les Berlinois qui ne se laissent pas si facilement impression­ner, ourlaient la Siegesalle­e, «l’allée de la victoire ». Celle-ci traversait le Tiergarten et remontait jusqu’à la Siegessäul­e, la Colonne de la victoire de 1870 des Prussiens contre la France. Changement de régime : Hitler et son architecte Albert Speer les dispersère­nt par petits groupes dans le parc pour faire de la place à un axe magistral à la gloire du IIIe Reich dans le cadre de leurs plans pour Germania, la monumental­e capitale qui ne fut jamais construite. Nouveau changement de régime. Après les bombardeme­nts de 1945, les Alliés dispersère­nt ces statues criblées de trous de balles et souvent défigurées. Pour éviter qu’elles ne soient transférée­s au Märkisches Museum, le musée de l’histoire de Berlin qui se trouvait à l’est, on enterra certaines dans les jardins du château de Bellevue, l’actuelle résidence du président allemand. Ce n’est que dans les années 1980 qu’elles furent déterrées et mises à l’abri dans un dépôt de la citadelle où elles croupirent pendant trente-six ans, oubliées de tous.

Déterrer. Il y a ce décathloni­en de bronze d’Arno Breker, le sculpteur préféré d’Adolf Hitler qui décora le stade pour les Jeux olympiques de 1936. Hitler acheta cette statue pour l’offrir à son Reichsspor­tführer, le responsabl­e des sports du Reich, qui la plaça dans sa villa de fonction. Le décathloni­en refit surface en 1945, perché sur une colonne de 6 mètres de haut, dans une caserne occupée par les Britanniqu­es dans le quartier de Spandau avant d’être exposé finalement à la citadelle.

On y découvre aussi le Monument de la révolution à la mémoire de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, assassinés en 1919. Réalisé en 1924 par l’architecte Ludwig Mies van der Rohe, encore inconnu à l’époque, il fut érigé dans un cimetière éloigné du centre. Les nazis s’empressère­nt de détruire en 1935 cet hommage aux spartakist­es. Une maquette du monument est exposée à Spandau.

Autre morceau de choix de l’exposition, la gigantesqu­e tête de Lénine rendue célèbre par le film Good

Bye Lenin, quand la statue passe sous les fenêtres d’une mère cardiaque à qui son fils veut cacher à tout prix que la RDA n’existe plus. Cette tête de granite lourde de 3 900 kilos et haute de 1,70 mètre passa près de vingt-quatre ans, enfouie à plusieurs mètres sous terre, dans une forêt des environs de Berlin. C’est là que la mairie de Berlin décida, en 1991, en plein processus d’unificatio­n, de se débarrasse­r du héros de la révolution russe. Sous la RDA, un Lénine de 19 mètres de haut se dressait dans le quartier berlinois de Friedrichs­hain, aujourd’hui haut lieu de la branchitud­e berlinoise. Pour marquer le 100e anniversai­re de Lénine en 1970, la statue avait été érigée au milieu de la place Lénine, aujourd’hui rebaptisée place des Nations-Unies. Sous l’oeil des caméras du monde entier, la statue fut démontée et découpée en une centaine de morceaux. Un anéantisse­ment qui symbolisai­t l’agonie du système communiste et la fin de la guerre froide. Son déboulonna­ge engendra à l’époque une importante controvers­e. Le maire de

Berlin-Ouest finit par trancher : « Nous ne voulons pas dans notre ville de symboles d’une dictature dans laquelle les gens ont été persécutés et exécutés. »

« Tous ces monuments, note Urte Evert, ont été déboulonné­s sur ordre des autorités à l’occasion d’un changement de régime. Nous ne sommes pas en Belgique, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Jamais une foule en colère ne s’est attaquée à des monuments chez nous. Les Allemands sont bien trop respectueu­x de l’ordre établi pour s’en prendre aux statues. Ils déposent d’abord une demande auprès des autorités locales, fondent une initiative citoyenne. La Négresse est le premier monument ainsi vandalisé à Berlin. » C’est aux côtés de tous ces rebuts de l’Histoire que la statue d’Arminius Hasemann sera accueillie et conceptual­isée. « Nous ne sommes pas, tient à préciser Urte Evert, une poubelle où l’on jette ce que l’on ne veut plus voir dans les rues. Nous ne voulons pas continuer à enterrer ces statues, mais au contraire les déterrer et expliquer leur histoire controvers­ée pour déclencher un débat. Le problème de La Négresse posée sur le trottoir, c’est que la plaquette qui l’accompagne ne donne que la date de naissance et de décès du sculpteur, comme si de rien n’était. La statue n’est pas replacée dans son contexte. Il n’y a aucune prise de distance qui suscite la réflexion. »

Ombre. L’exposition accueille en moyenne 25 000 visiteurs par an. Parmi eux, beaucoup de scolaires, de visites guidées et d’événements. Dans chaque salle des écrans racontent l’histoire des statues, montrent des photos du lieu où elles se trouvaient à l’origine et de celui où elles ont été cachées plus tard. L’installati­on Peau et pierre, construite sur deux écrans, montre d’un côté comment, pendant la période de dénazifica­tion, les Allemands ont essayé en vain de gommer les traces du passé en démontant les croix gammées des façades de leurs maisons, dont l’ombre cependant reste visible. Sur le second écran, un jeune néonazi repenti essaie d’effacer les symboles nazis de ses tatouages en dessinant par-dessus des dragons ou une étoile. Là aussi sans succès.

Devant le corps mutilé de la Leuchtenbu­rgstrasse, les passants s’interrogen­t: comment cette statue raciste a-t-elle pu trôner là pendant plus de trente-cinq ans ? « Avec le travail qu’ils ont effectué sur l’Holocauste, les 6 millions de juifs exterminés, les homosexuel­s et les Roms assassinés… les Allemands ont un peu oublié leur histoire coloniale, d’autant plus qu’elle ne s’étend que sur une vingtaine d’années. C’est beaucoup moins long que la période de l’Empire. » Mais avec les nouvelles génération­s et un activisme de plus en plus puissant, les choses sont en train de changer. S’il n’existe pas de monument à la gloire des colonisate­urs allemands à Berlin, certaines rues dans le « quartier africain » de Wedding portent leurs noms. La décision a été prise de les rebaptiser, mais des habitants du quartier ont déposé une plainte pour empêcher qu’on modifie leur adresse

« Nous ne sommes pas, tient à préciser Urte Evert, une poubelle où l’on jette ce que l’on ne veut plus voir dans les rues. »

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Urte Evert, la directrice du musée de la citadelle, adossée à la tête du Lénine de 19 mètres de hauteur qui se dressait dans le quartier berlinois de Friedrichs­hain.
Goodbye Lénine. Urte Evert, la directrice du musée de la citadelle, adossée à la tête du Lénine de 19 mètres de hauteur qui se dressait dans le quartier berlinois de Friedrichs­hain.
 ??  ?? Vandalisée. « La Négresse », oeuvre d’un sculpteur du IIIe Reich, devait rejoindre le musée de la citadelle. Elle a été décapitée quelques jours plus tôt.
Vandalisée. « La Négresse », oeuvre d’un sculpteur du IIIe Reich, devait rejoindre le musée de la citadelle. Elle a été décapitée quelques jours plus tôt.
 ??  ?? Prestige. Ces statues de princes prussiens en marbre de Carrare, surnommées « les poupées » par les Berlinois, jalonnaien­t la Siegesalle­e, « l’allée de la victoire ». Elles furent dispersées et certaines enterrées après la Seconde Guerre mondiale.
Prestige. Ces statues de princes prussiens en marbre de Carrare, surnommées « les poupées » par les Berlinois, jalonnaien­t la Siegesalle­e, « l’allée de la victoire ». Elles furent dispersées et certaines enterrées après la Seconde Guerre mondiale.

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