Hommage : Marc Fumaroli, le prince du passé
Spécialiste de l’Antiquité et du Grand Siècle, cet érudit rebelle aux modes, nostalgique et subtil, était l’un des derniers grands professeurs. Il est mort le 24 juin, à l’âge de 88 ans.
Avec Marc Fumaroli disparaît l’un des derniers grands érudits de la civilisation européenne. Ce pape de la culture universitaire, élu en 1986 au Collège de France à la chaire Rhétorique et société en Europe (XVIe-XVIIe siècles), écumeur de bibliothèques, familier transtemporel de La Fontaine et de Chateaubriand, affichait un dandysme en tweed qui mettait son honneur dans la pochette. Des airs de prince aztèque cravaté, une amitié soutenue avec Jean d’Ormesson, ce goûteur de mots adorait reconstituer avec minutie un état révolu des civilités occidentales, toujours attentif à la croûte supérieure des sociétés du verbe. Un homme de culture, c’est quelqu’un qui accorde du prix à ce qui a été perdu. Marc Fumaroli eût-il emprunté une machine à remonter le temps qu’elle l’aurait déposé au milieu d’un sermon de Bossuet. Français par l’éloquence, italien par la pourpre, le duc de Mantoue n’était pas son cousin.
Marc Fumaroli, c’était d’abord le mystère d’un feu. Né à Marseille en 1932, jeune élève à Fès, agrégé de lettres classiques mobilisé dans les wilayas de la guerre d’Algérie, il confronte assez vite l’impétuosité de ces terres de bravade avec l’armature du verbe ordonné, fasciné par les braises sous la syntaxe, porté par l’incandescence refrénée qui embrasait ses investigations. Prisant sans doute les belles veines du marbre racinien, il préféra consacrer l’un de ses premiers livres à la posture enflammée des héros cornéliens.
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La ferveur de la libido sciendi, du désir de savoir, en fit un décrypteur de rhétoriques, un plaideur de grandeurs, à lui seul un essaim d’anamnèses bourdonnant sous la peau d’un charnel de la chaire.
Sa réputation académique fut vite établie. Il y avait en lui du Norbert Elias pour l’étude des sociétés de cour et du Bernard Berenson pour l’acuité du regard pictural. Lui qui consacra l’un de ses derniers essais à Élisabeth Vigée Le Brun aimait les poses drapées, les sculptures oratoires. L’auteur de Quand l’Europe parlait français cultivait des nostalgies d’imperium et des subtilités de marquis. Arpenteur du temps perdu, Fumaroli pouvait se faire sémiologue de l’immatériel : dans Les Lieux de mémoire, de Pierre Nora, son article sur la conversation, thème par essence volatil, est éblouissant. Campé face à ses contemporains dans la posture du consterné réactif, ce préfacier recherché prit dans l’université la place d’un arbitre des ascendances.
Néo-imprécateur. C’est alors que son tempérament de bretteur trouva à s’exprimer. Proche des aroniens de la revue Commentaire, il livre en 1991 un pamphlet assassin, L’État culturel, volant dans les plumes de Jack Lang, poursuivant de ses flèches, jusqu’à l’injustice, cet énarque lettré qu’était Jacques Rigaud. Le néo-imprécateur maniait le gourdin avec des voltes de danseur cruel. Il sut en jouer. La signature de Fumaroli devint alors celle d’un antimoderne affûté, éprouvant des voluptés d’inquisiteur à fustiger ce qui dérangeait son cadre. Je l’ai entendu éreinter Andy Warhol en caressant un par un, comme de succulentes pinces de crabe, chacun de ses arguments meurtriers. Fumaroli aurait volontiers encagé Jeff Koons à Medrano. Livrant des pancraces sur un lit de plumes, il préférait le temps où la ville de Paris était entourée de barrières plutôt que de banlieues. Ce cardinal aigu pouvait darder sur vous l’oeil contempteur et altier du moine gourmet qu’incarna Louis Jouvet dans La Kermesse héroïque. C’était un comte Zaroff de la chasse aux incultes.
La reconnaissance ne l’épargna pas: son brûleparfum mental exhalait des senteurs de consul couronné. Notable il devint, paré d’innombrables titres de docteur honoris causa, délivrant des oracles stylés sur les planètes de l’esprit. Pour l’Institut de France, comme disent les rappeurs, il le fit à l’envers: reçu d’abord à l’Académie française au fauteuil de Ionesco, Fumaroli se fit élire trois ans plus tard à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, remontant ainsi du cardinal de Richelieu à Tacite et Démocrite. Homme d’académies en effet, comme il en existait au XVIe siècle dans les villes de cour italiennes, quand l’idéal platonicien d’une compagnie lettrée agrémentait les belles heures du prince. Plus étonnante chez cet augure latin : la ferveur qu’il déclenchait sur les campus américains. On l’invitait à Harvard et à Columbia, à Chicago et à Princeton, tel un télévangéliste du révolu, vénéré comme un fragment de vieille Europe posé sur un cheeseburger. Avec son ami Allan Bloom, il cassait du moderne comme un forçat explose des pierres. Importé tel un tableau de Poussin, l’homme de la Coupole était psychiquement placé aux ÉtatsUnis sous la protection d’un dôme de nostalgie.
Ennemi des schèmes abstraits, ami des contours exacts, le rhétoricien redoublait sa dilection pour l’expression précise par une mimêsis du réel : à ses heures, Marc Fumaroli pratiquait assidûment la photographie, genre numérique du miroir, captation oculaire de la chose telle qu’elle est. Expert en traits oratoires, il pouvait essuyer ceux de ses amis. Un jour où, en Corse, il sortait de l’eau avec son tuba après s’être éraflé la poitrine sur des rochers, Jean d’Ormesson l’accueillit sur la rive en disant : « Vous êtes Mazo de la Roche ? » Mais il faut connaître les best-sellers d’autrefois pour en saisir la pointe, servie avec pétillement à un ami. Ces temps s’effacent. Marc Fumaroli entre dans le mastaba de mots qu’il a édifié à l’encre violette. Quand le corps disparaît, la statue prend vie. Cet être de croisades survivra dans l’éther tel un roi caché des incunables. Vixit et scripsit. Il a vécu et il a écrit
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