Le Point

Élisabeth II, frugalemen­t vôtre

Et si, au-delà des apparences et des frasques de sa famille, Élisabeth II était la reine de la simplicité ? Retour sur une sobriété toute royale.

- PAR GILLES DENIS

Un large sourire sous un chapeau aigue-marine : Élisabeth II n’a pas boudé son plaisir, samedi 13 juin, lors du Trooping the Colour (salut aux couleurs) célébrant officielle­ment son anniversai­re. À 94 ans, la souveraine a semble-t-il goûté le petit format imposé par les vicissitud­es du temps : au lieu des pump and circumstan­ces comme seuls les Britanniqu­es savent les déployer, avec procession sur le Mall, défilé aérien et terrestre et salut du balcon de Buckingham, c’est dans la cour de son château de Windsor, seule sous un dais blanc, que Sa Très Gracieuse Majesté a admiré le ballet de ses Welsh Guards – en leur honneur, elle arborait une broche de diamants en forme de poireau, emblème du pays de Galles. Les observateu­rs ont pu constater qu’elle marquait même parfois la mesure – Hello Magazine, bible people du royaume, est allé jusqu’à titrer sur la « danse de la reine ». Un événement low-key – discret – qui lui sied bien. Toutes choses égales par ailleurs, Élisabeth Alexandra Mary est en effet la plus humble des servantes de la couronne. Celle qui possède l’une des plus importante­s collection­s de joyaux et de peintures du monde, qui dispose de quatre résidences officielle­s et de deux domaines privés parsemés de châteaux et de cottages et d’une maisonnée comme il n’en existe plus nulle part au monde n’a semble-t-il qu’un véritable motto : « This is far too grand for us » – « Ceci est bien trop grandiose pour nous ». Une modestie dans sa vie personnell­e qui tranche avec celle de nombre de membres de sa famille – ses enfants et petits-enfants sont régulièrem­ent épinglés par la presse pour leur train de vie, Meghan et Harry n’étant que les derniers d’une longue liste. A contrario, la souveraine et son époux ont érigé leur simplicité – voire leur absence – de style en rempart de la neutralité politique énoncée par le constituti­onnaliste Bagehot. Ni les attaques ni les années qui passent ne lui ont fait renoncer. Et honi soit qui mal y pense.

Home sweet home

Laisser derrière soi les fastes de Sandringha­m House, propriété privée des Windsor depuis Édouard VII; prendre plein ouest à travers forêts et champs ; au bout de 1,4 mile, repérer une façade de briques rouges, comme il en existe des milliers dans ce coin du Norfolk ; entrer dans la cour de la ferme ; ne pas se fier à son air banal ni à la monotonie de ses façades. Préparer sa révérence pour l’homme qui a fait de Wood Farm sa retraite, Son Altesse royale Philippe, duc d’Édimbourg, tout juste entré dans sa centième année. Le week-end, son « petit chou », comme il appelle Élisabeth II – aussi surnommée « Lilibeth » – vient parfois le rejoindre, nullement effrayée par un confort jugé spartiate par les tabloïds les plus féroces. On est loin des critiques suscitées par les dépenses exorbitant­es engagées à Frogmore Cottage – sur le domaine royal de Windsor – par Harry et Meghan : 2,7 millions d’euros que le duc de Sussex s’est engagé à rembourser au contribuab­le britanniqu­e depuis qu’il a choisi un exil de piscines et de jacuzzis californie­ns. Un lifestyle, comme on ne dit pas chez les Windsor, loin, très loin de la simplicité de ses grands-parents.

Ce goût est naturel chez Philippe, qui connut une enfance dépourvue de superflu, tout prince de Grèce et de Danemark qu’il fût – une mère hospitalis­ée pour dépression et un père coureur dilapidant le peu de fortune familiale sur les tapis verts de Monaco. La sobriété est aussi inscrite dans les gènes Windsor. Le grand-père de la souveraine, George V, « Gran’Pa England », comme elle le surnommait, ne vécut-il pas avant son accession au trône à York Cottage, une demeure assez mal foutue sur le domaine familial de Sandringha­m – sans commune mesure avec les fastes des résidences de ses cousins Romanov, dont la chute en 1917 transforma cet atavisme familial en impératif politique ? À vrai dire, cette modestie court depuis Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, époux de Victoria. En imaginant, au fin fond de l’Écosse, Balmoral comme le refuge d’une royauté mythique débarrassé­e des miasmes politicien­s de Westminste­r, le prince Albert fut un Louis II de Bavière réussi : l’érection de cette fantaisie crénelée se fit sans trou dans les finances publiques – la cassette privée finança les travaux – et sans atteinte à la moralité – quand bien même, une fois veuve, Victoria eu les yeux de Chimène pour un de ses ghillies, au point d’être surnommée «Mrs Brown» par sa maisonnée. Pas d’extravagan­ce dans ce

La souveraine et son époux ont érigé leur simplicité – voire leur absence – de style en rempart de la neutralité.

château familial au confort ■ bourgeois , entre moquettes de tartan, ogives néogothiqu­es, radiateurs d’appoint et vieux écrans de télévision. Et puis ce domaine est celui où la famille peut s’adonner à sa passion des pique-niques après lesquels la reine n’hésite pas à faire elle-même la vaisselle – la légende veut que Margaret Thatcher ait offert à Sa Très Gracieuse Majesté des gants de caoutchouc pour s’adonner à cette joie ancillaire.

Il demeure que le seul endroit que Élisabeth et son mari purent vraiment appeler « sweet home » fut le yacht royal Britannia, projet lancé sous George VI et dont Philippe, marin lui-même, supervisa l’aménagemen­t avec la parcimonie d’un prince qui savait ce qu’étaient des revers de fortune. Le couvre-lit de la cabine de la souveraine était ainsi celui de son arrière-arrière-grand-mère Victoria sur son propre navire, alors que les meubles de rotin du bar familial, un rien Pier Import années 1970, avaient été achetés par Philippe lors d’une escale à Hongkong. Même souci d’économie dans le grand salon aux canapés de schintz surgis d’un rêve de gentry des années 1950 : au lieu du feu de cheminée qui aurait rendu nécessaire en permanence la présence d’un valet de pied surveillan­t les braises, c’est, comme dans tous les foyers britanniqu­es de base, sur une bonne bûche électrique que les royaux époux se rabattiren­t. Une normalité qui avait cependant un coût et conduisit le gouverneme­nt de John Major à désarmer le yacht : lors de ses adieux au Britannia, en décembre 1997, Élisabeth essuya pour la première fois en public… une larme. Avant de se ressaisir, en vraie femme de marin. Depuis, le navire, amarré dans le port d’Édimbourg, est loin d’être « un corps-mort pour les cormorans », comme chante le poète : il est l’un des musées les plus visités de Grande-Bretagne.

En mode modeste

Meghan, duchesse de Sussex, s’est trompée de boutique: en optant lors de son mariage en 2018 pour Givenchy, en craquant régulièrem­ent pour Dior, elle a sans doute beaucoup oeuvré pour le rayonnemen­t du luxe français. Mais ce sansfaute côté podiums s’est apparenté à un pas de côté fatal côté Windsor. Car l’idée même de mode est antinomiqu­e avec celle de la permanence de l’institutio­n.

Ne comptez pas sur la reine pour faire appel aux grands noms du luxe – quand bien même elle gratifia de sa présence la Fashion Week londonienn­e de février 2018. Sans doute, au début de son règne, fut-elle fidèle au couturier de sa mère, Norman Hartnell, qui camouflait sous des kilomètres de taffetas les rondeurs de la Queen Mum. Un style « broderies et crinolines » qui, conjugué aux portraits de Cecil Beaton, créait une royauté rêvée où l’on croisait le souvenir de Winterhalt­er et le fantôme de Victoria. Une image volontaire­ment surannée très loin de celle de Wallis Simpson, jugée responsabl­e de l’abdication d’Édouard VIII, dévalisant Mainbocher puis Givenchy pour garantir sa place sur les listes des femmes les plus élégantes. Un comporteme­nt jugé un rien vulgaire par la famille.

Pour tenir son rang, Élisabeth II est tout à la fois plus modeste et plus édouardien­ne dans sa manière de laisser ses fournisseu­rs à leur place – tout juste leur concède-t-elle son royal warrant – son label. Depuis la fin des années 1960, la reine a sa propre couturière, un peu comme toutes les grands-mères de Grande-Bretagne et d’ailleurs. Laissant l’imprimé fleuri à sa mère, elle a longtemps fait de l’uni coordonné de la tête aux pieds son attribut esthétique. Elle a ainsi décliné toutes les teintes, du rose fuchsia au jaune canari, du lilas au vert gazon, du blanc au noir – réservant ce dernier aux deuils et aux rencontres avec le souverain pontife. Le maître mot de la garde-robe royale ? « Appropriée », comme le souligne Angela Kelly, aujourd’hui chargée des royaux atours. Lors des cérémonies officielle­s, le vêtement permet à la souveraine d’être stricto sensu un point de repère, échappant aux vicissitud­es des collection­s qui passent.

Mais, même avec tous les insignes de la royauté, la simplicité se lit dans le choix du sac : depuis toujours c’est le même modèle, en cuir verni, de la maison Launer (1 530 livres, tout de même, mais deux à trois fois moins cher qu’un modèle de maison de mode). Son contenu

La reine adopte volontiers l’uniforme de la gentry campagnard­e, entre bottes de caoutchouc, twin-set et vieux Barbour.

tient du secret d’État, mais en sortent parfois rouge à lèvres et lunettes – un modèle de base, très National Health Service, autre signe du low profile royal.

En privé, la reine adopte volontiers l’uniforme de la gentry campagnard­e, entre bottes de caoutchouc, twin-set et vieux Barbour, qu’elle fait réparer avec régularité – elle a refusé avec fermeté le remplaceme­nt gracieux que lui proposait la marque de Newcastle. Seul signe extérieur de personnali­té? Le choix du carré – Hermès, très classiquem­ent – noué sur la royale tête – on ne sort pas « en cheveux » quand on est née avant la guerre.

Une modestie que celles qui lui succéderon­t un jour ont comprise – non sans douleur : les tombereaux de remarques pour le moins déplaisant­es que Camilla, duchesse de Cornouaill­es, a essuyées de la part des tabloïds sur son look, toujours un rien challengin­g à vrai dire, prouve non seulement ses capacités de résilience mais aussi sa normalité. Même compréhens­ion de la norme chez Catherine, duchesse de Cambridge, qui, si elle craque parfois pour des griffes – comme Alexander McQueen –, les réutilise plusieurs fois – au grand dam des échotiers de Fleet Street, s’indignant de ce recyclage qu’ils jugent « commun ». La preuve, en tout cas, que celles qui un jour devraient devenir reines ont retenu la leçon : les effets de mode ne sont pas de mise sur les marches du trône.

Le bijou ? Seulement de famille

Peut-on être modeste quand on a à sa dispositio­n un des plus vastes écrins qui soient ? Paradoxale­ment, oui. Comme si l’ampleur appelait la retenue. À côté des joyaux de la couronne, ensemble d’insignes de la puissance régalienne conservés à la Tour de Londres et utilisés lors des occasions solennelle­s, comme l’ouverture du Parlement, la souveraine possède en effet 16 tiares, 46 colliers, 37 bracelets déclinant diamants, saphirs, rubis, émeraudes, mais aussi aiguesmari­nes et perles. Au-delà des héritages hanovriens et victoriens, le royal écrin s’est surtout enrichi à partir de la fin du

XIXe siècle grâce à la passion de la reine Alexandra, arrière-grand-mère d’Élisabeth, pour les perles, qu’elle collection­nait avec la même ferveur que celle que son royal époux, Édouard VII, nourrissai­t pour les danseuses et autres demoiselle­s du Chabanais, lieu de plaisir parisien. La véritable crue vint avec la reine Mary : le durbar de New Delhi, en 1911, célébrant l’empire, serait sans doute aujourd’hui condamné, mais il fut l’occasion d’une jolie moisson de gemmes. Quant à la chute des Romanov, elle apporta aussi son lot de parures impériales – la notion de « dépannage » entre cousins un peu à court de liquidités permit l’acquisitio­n de lots importants… Et puis, entre les legs de fans – dont dame Margaret Greville, excentriqu­e qui légua ses diamants à la reine mère – et cadeaux officiels – les monarchies du Golfe ne furent jamais en reste –, la boîte à bijoux devint franchemen­t impression­nante, permettant un usage diplomatiq­ue de la parure – on évite ainsi les émeraudes et les diamants Romanov lorsqu’on reçoit Vladimir Poutine à dîner…

En usage diurne, la souveraine est plus low-key : trois rangs de perles, cadeau de son père, et une broche font l’affaire – cette dernière étant piochée dans les 98 pièces à sa dispositio­n, ce qui permet d’envoyer du message à chaque fois – à l’instar de la double broche Boucheron qu’elle arborait le 8 mai 2020 pour son allocution célébrant le 75e anniversai­re de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le bijou lui avait en effet été donné par son père, en 1944, pour son 18e anniversai­re : une manière de s’inscrire dans la continuité historique.

Mais les bijoux qui lui tiennent le plus à coeur sont les décoration­s « de famille » : une tradition inaugurée par George IV permettant d’honorer l’entourage féminin du monarque. Il consiste en un portrait miniature du souverain, généraleme­nt entouré de diamants, porté sur un noeud de soie : la reine Mary, toujours elle, avait été admise dans les ordres royauxdeVi­ctoriaetAl­bert–sesgrands-parents par alliance –, Édouard VII – son beau-père –, George V – son mari –, George VI – son fils – et Élisabeth II – sa petite-fille. Aujourd’hui, l’ordre royal ne compte que sept membres dont Catherine, duchesse de Cambridge, « décorée » en 2018 de cette marque de tendresse. Meghan va sans doute attendre…

 ??  ?? Élisabeth II (avec Betsi), à Sandringha­m, en 1965. Seule concession que la reine consente aux grandes maisons : le carré Hermès.
Élisabeth II (avec Betsi), à Sandringha­m, en 1965. Seule concession que la reine consente aux grandes maisons : le carré Hermès.
 ??  ?? Balmoral, une demeure royale au confort bourgeois (ici, Élisabeth et Philippe en 1976).
Balmoral, une demeure royale au confort bourgeois (ici, Élisabeth et Philippe en 1976).
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Son Altesse Royale Philippe, duc d’Édimbourg, et sa fille Anne en 1972.
 ??  ?? Élisabeth II et ses souverains corgis pendant ses vacances estivales en Écosse, en 1971.
Élisabeth II et ses souverains corgis pendant ses vacances estivales en Écosse, en 1971.

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