L’État en fait-il trop ?
La crise sanitaire a réveillé l’éternel conflit sur le rôle de l’État : trop interventionniste, voire infantilisant pour certains, comme Mathieu Laine, il doit pourtant parfois encadrer le marché, souligne l’historienne Laurence Fontaine. Notre dossier alors qu’Emmanuel Macron veut accentuer la décentralisation.
Les crises sanitaire et économique déclenchées par le nouveau coronavirus ont suscité maintes réflexions sur le rôle de l’État dans notre pays. Celui-ci fut en effet « premier de cordée » dans cette affaire, force à la fois contraignante et généreuse puisqu’il suspendit nombre de nos libertés individuelles tout en portant secours aux salariés et aux entreprises. Cependant, il est frappant que ces analyses divergent de beaucoup selon la famille de pensée considérée : pour le président de la République, par exemple, qui entend dévoiler début juillet les contours d’une nouvelle étape pour la France, ces événements ont révélé les faiblesses d’un gouvernement central devenu « bedonnant », qu’il faudra débureaucratiser, déconcentrer et décentraliser davantage. Chez les libéraux – n’en déplaise à ceux qui voient dans Emmanuel Macron un « ultralibéral » –, on va plus loin, en diagnostiquant les défauts d’un État qui n’a pas qu’un peu de ventre mais souffre d’obésité, d’où son incapacité à investir où il le faut – notamment dans la prévention sanitaire –, à réagir rapidement aux crises et à revenir, une fois celles-ci passées, sur les restrictions qu’il a imposées aux libertés publiques.
En face, étatistes et souverainistes estiment au contraire que notre Léviathan est rachitique, d’où son incapacité à financer correctement les services publics et à
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mettre en oeuvre une stratégie économique nationale ■ digne de ce nom.
Il y a comme un malentendu entre ceux qui veulent plus d’État et ceux qui en veulent moins : tous pensent défendre la liberté – sauf qu’elle n’a pas le même sens pour les uns et pour les autres. Les libéraux la comprennent comme l’émancipation individuelle vis-à-vis de toute pression collective indue, notamment étatique. Les étatistes la définissent comme la possibilité d’échapper, grâce au gouvernement, à de nombreuses contraintes sociales, illustrant ce que Bertrand de Jouvenel décrivait déjà, en 1972, dans son ouvrage Du pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance : « La croissance de [l’autorité de l’État] apparaît aux individus bien moins comme une entreprise continuelle contre leur liberté que comme un effort destructeur des dominations auxquelles ils sont assujettis. » Ainsi, à mesure que le Léviathan se fait régalien, démocratique, planificateur et providentiel, l’ascendant des nobles, celui de l’Église, celui du marché et celui de la famille s’affaiblit.
Néanmoins, libéraux et étatistes ne se battent pas à armes égales, car la nature de ce que Jouvenel nommait le « Pouvoir » est de croître : d’un côté, la puissance publique veut toujours étendre ses prérogatives, de l’autre chez les citoyens – pour paraphraser ce que Tocqueville disait de l’égalité dans De la démocratie en Amérique –, le désir d’État devient toujours plus insatiable à mesure que l’État est plus grand. D’où le combat légitime de ceux qui souhaitent aujourd’hui l’empêcher, comme la marée montante, d’envahir encore de nouveaux espaces.
En nous interrogeant dans les pages qui suivent sur l’« État nounou », le marché et la décentralisation, nous proposons donc à nos lecteurs quelques pistes de réflexion, qui pourraient illustrer cette autre pensée pertinente de Tocqueville : alors qu’il prévoyait que « dans les siècles démocratiques qui vont s’ouvrir » la centralisation deviendrait le gouvernement naturel, « l’indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l’art »