Le Point

Laurence Fontaine : « Il ne faut pas déifier l’État »

L’historienn­e rappelle que le besoin d’initiative individuel­le émancipe les population­s fragiles. Elle préconise de repenser la place de l’État et celle du marché sous la forme d’une tripartiti­on où les biens publics entrent en jeu.

- PROPOS RECUEILLIS PAR L. S.-B.

«Le marché rend libre », disait Max Weber. Une affirmatio­n qui a de quoi en faire sursauter plus d’un. Pour l’historienn­e Laurence Fontaine, directrice de recherche au Centre Maurice-Halbwachs de Paris Sciences et Lettres (PSL), autrice d’un érudit Le Marché (Gallimard, 2014), c’est pourtant une évidence, puisque l’émergence de l’économie de marché a dynamité les sociétés à statuts – à commencer par celles qui étaient dominées par l’aristocrat­ie et l’Église. Son propos n’est cependant pas idéologiqu­e – d’autant qu’elle insiste pour dialoguer avec tous les courants de pensée –, mais fondé sur ses recherches portant sur l’Europe préindustr­ielle : en étudiant les colporteur­s et les migrants aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, elle a mis au jour la façon dont le marché était d’abord un outil concret qui enrichissa­it et émancipait les personnes marginalis­ées – notamment les pauvres et les femmes. Pour elle, la crise sanitaire doit être l’occasion de penser enfin ce qui revient au marché, ce qui ne lui revient pas, et ce qu’État et marché peuvent faire ensemble.

Le Point: Pendant la crise sanitaire, certains ont désigné un ennemi tout trouvé, «les marchés». Qu’en pensez-vous?

Laurence Fontaine: Je regrette que nous considério­ns toujours le marché comme Dieu ou le diable. C’est le retour du religieux! On en oublie que le marché, avant d’être «les

marchés », est d’abord un lieu concret d’échange où l’on fixe un prix après une négociatio­n. Il faut réfléchir à ce qu’est concrèteme­nt cet objet et analyser ses forces et ses faiblesses, au lieu de laisser le champ libre à l’idéologie.

Quelles sont les forces du marché?

C’est un outil de liberté qui offre l’occasion de prendre des initiative­s et multiplie les choix possibles. Historique­ment, toutes les sociétés à statuts – avec une aristocrat­ie, un système de castes ou un parti unique – ont refusé le marché. En effet, celui-ci produit des hiérarchie­s différente­s, qui ne sont plus fondées sur la naissance, le politique ou le savoir. Les aristocrat­es ne marchanden­t pas mais donnent ou prennent, car c’est ainsi qu’ils montrent leur pouvoir. L’Église fait oeuvre de charité, en s’ingéniant à ce que les récipienda­ires de ses dons ne puissent pas les transforme­r pour en faire ce qu’ils veulent. Comme le dit Adam Smith dans La Richesse des nations, lorsqu’on donne un vêtement à un mendiant, il s’empresse de le vendre ou de l’échanger pour se procurer un bien qui lui conviendra mieux ! Le marché implique donc aussi une égalité de statut entre individus – c’est un ferment de démocratie.

Pouvez-vous donner des exemples concrets de réussites individuel­les obtenues grâce au marché?

Les colporteur­s auxquels j’ai consacré un livre venaient de régions en général très pauvres, et c’est grâce à leur commerce qu’ils pouvaient faire vivre leurs villages. Certains sont devenus de riches marchands en une génération. On observe aujourd’hui le même phénomène dans les pays en développem­ent. Mais ce n’est pas le plus important : le marché pousse à l’autonomie. Historique­ment, les femmes étaient des « incapables » dont les maris géraient les biens. Mais, dès le Moyen Âge, elles ont pu vendre sur les marchés avec l’autorisati­on tacite de leurs maris, ce qui leur permettait d’acquérir le statut de « femmes marchandes » et par là même le droit de passer des contrats, de gérer leur commerce et d’aller en justice. Dans les sociétés patriarcal­es, les femmes gagnent en autonomie grâce à ce moyen d’échange.

Si, en France, nous sommes si réticents à l’économie de marché, est-ce parce que nous restons une société à statuts?

Notre société a longtemps été dominée par l’aristocrat­ie et l’Église, puis elle a eu un Parti communiste fort qui prônait la « dictature du prolétaria­t ». Le paradoxe est que, dans les pays où l’on n’aime pas le marché, on peut faire d’importants bénéfices puisque les individus ne s’en occupent pas ! Inversemen­t, dans ceux où on l’aime, comme historique­ment les Pays-Bas et l’Angleterre, on a plus de mal à faire du profit. Montesquie­u écrivait dans L’Esprit des lois : « C’est dans les pays de la liberté que le négociant trouve des contradict­ions sans nombre ; et il n’est jamais moins croisé par les lois que dans les pays de la servitude. » Dans ceux-ci, comme en France, le marché s’organise seul, en donnant libre cours à ses bonnes comme à ses mauvaises logiques et aux défauts de la nature humaine.

Défendre le marché, est-ce défendre le libéralism­e?

Il faudrait savoir ce que l’on entend par libéralism­e, car son contenu a changé au cours des derniers siècles. Plus que les étiquettes, c’est le résultat concret des agencement­s économique­s qui m’importe. En ce sens, si je suis une libérale, je le suis au sens du courant des Lumières incarné par Smith et Condorcet : le marché est une liberté, mais c’est une liberté qui, comme les autres, doit être encadrée. La justice doit s’y exercer comme dans toutes les activités humaines.

Si le marchand est autonome, quid de l’ouvrier qui vend sa force de travail mais ne possède rien d’autre?

C’est déjà la définition du pauvre dans l’Ancien Régime ! Avant la Révolution française, les salaires étaient insuffisan­ts et imposaient aux classes populaires de recourir régulièrem­ent à la charité. Au XIXe siècle, au moment de la révolution industriel­le, rien n’a changé: l’homme était toujours réduit à sa force de travail. Je vois à cela deux issues possibles : l’en-

« Le marché implique une égalité de statut entre individus. C’est un ferment de démocratie. »

treprise ne doit pas appartenir aux seuls capitalist­es, ■ mais prendre en compte toutes ses parties prenantes, y compris ses travailleu­rs et son environnem­ent naturel ; ensuite, il faut faire en sorte que tous puissent entrer dans le marché, c’est-à-dire favoriser l’accès au capital mais aussi donner aux individus d’autres compétence­s, ce qu’Amartya Sen appelle des « capabilité­s ».

Pourquoi la gauche n’embrasse-t-elle pas le marché si c’est un moyen d’émancipati­on?

Il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour que le Parti socialiste reconnaiss­e que le marché n’était pas à mettre à la poubelle ! Mais, dans l’ensemble, la gauche refuse de se salir les mains et de réfléchir à la façon de le rendre plus juste et accessible. Il faudrait aussi que les politiques de tous bords reconnaiss­ent le besoin d’initiative individuel­le et abandonnen­t leur fâcheuse tendance à décider à la place des individus de ce qui est bon pour eux. Quand, au Brésil, Lula a lancé la Bolsa Familia pour distribuer de l’argent aux plus pauvres en échange de la scolarisat­ion et de la vaccinatio­n de leurs enfants, l’idée a été mal reçue et beaucoup, à gauche comme à droite, l’ont critiquée, estimant que ces déshérités allaient mal dépenser ces subsides. Mais ils sont libres, ils font ce qu’ils veulent !

Nous avons parlé du marché. Et l’État? Doit-il dominer le marché ou le laisser libre?

Au lieu de considérer une bipartitio­n, je préfère une tripartiti­on entre le marché, les biens publics et l’État. Or plus les sociétés démocratiq­ues s’approfondi­ssent, plus les biens publics se diversifie­nt. Le premier est la sécurité, puis viennent l’éducation, la santé, un État impartial, la liberté d’expression, la science, un environnem­ent durable… La crise actuelle est au coeur de cette triple articulati­on. C’est de cela qu’il faut discuter, et, pour moi, il faut tout repenser ! De fait, l’État est essentiel pour imposer les régulation­s nécessaire­s au marché, lui faire payer ce qu’il utilise gratuiteme­nt ou détériore, comme l’environnem­ent, et pour assurer certains biens publics. Mais il ne faut pas non plus le déifier, comme s’il n’était pas lui aussi capable d’être sous la pression du court terme, des réélection­s, des lobbys ou des intérêts claniques. Quant au marché, j’ai évoqué ses défauts. D’où l’intérêt de la réflexion sur les biens publics pour voir dans quels cas État et marché peuvent travailler ensemble : la santé en est un bon exemple. Tout le monde a le droit de vivre en bonne santé, mais un système de santé doit aussi être géré correcteme­nt pour être soutenable.

Pour sortir de la crise sanitaire et économique, faut-il plus ou moins de marché?

Il faut indéniable­ment créer de la richesse, et c’est au marché de le faire. Mais le rôle de l’État sera essentiel pour y assurer la justice. Il faudra aussi promouvoir de nouvelles définition­s : celles de la richesse nationale, de l’entreprise ou encore de la pauvreté, à laquelle il faut à mon avis incorporer le besoin de vivre en société et l’importance de l’estime de soi

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Enfin le patch qui fait passer l’envie de toute initiative individuel­le.
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Historienn­e, directrice de recherche au Centre Maurice-Halbwachs de Paris Sciences et Lettres, autrice de Le Marché (Gallimard, 2014)
Laurence Fontaine Historienn­e, directrice de recherche au Centre Maurice-Halbwachs de Paris Sciences et Lettres, autrice de Le Marché (Gallimard, 2014)

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