Peu à peu, la décentralisation a été aseptisée, par Olivier Grenouilleau
Identités locales, aménagement du territoire… L’historien revient sur les enjeux passés et présents de la remise en question du centralisme.
Parler de décentralisation, c’est d’abord, pour l’historien, remonter aux origines du mot. À la source d’une idée liée, dès le départ, à la prise de conscience de l’existence d’un contraire – la centralisation – auquel il faut répondre. Or si la centralisation renvoie à un processus ancien, que l’on peut rétrospectivement faire remonter à l’absolutisme, comme Tocqueville, force est de constater que le mot n’existe alors pas. L’Encyclopédie n’en dit rien. Le terme serait apparu en 1794, après que Danton a, l’année précédente, parlé de « centralité ». Le vocable « décentraliser » aurait vu le jour en 1827, « décentralisation » en 1829.
Deux facteurs concourent à la prise de conscience du problème et à l’émergence du mot magique censé y remédier. Le premier est la Révolution française. Après avoir fleuri à ses débuts, le principe électif et décentralisateur est rapidement éclipsé. La constitution de 1791 le proclame : « Le royaume est un et indivisible, son territoire est divisé en quatre-vingt-trois départements. » Principe apparemment contradictoire, que seule l’idée d’une subordination des parties au tout permet de comprendre. La Terreur enfonce ensuite le clou, avant qu’un second facteur ne vienne achever de le river, avec Bonaparte et la Constitution de l’an VIII (1800), régime le plus centralisé que nous ayons connu. Véritablement né dans la conscience politique entre 1815 et 1848, le couple centralisation-décentralisation n’a, ensuite, jamais quitté notre imaginaire national. Se renforçant même, avec l’adjonction des dimensions économique et culturelle au thème de la centralisation politique.
D’où la multiplicité des débats. En partie oubliés, mais traversant l’ensemble du XIXe siècle, et devenant passionnés sous la IIIe République, ils interrogent le sens même du vivre-ensemble. Ultras, légitimistes et autres maurrassiens, renforcés par un Hippolyte Taine ou un Frédéric Le Play, militent en faveur de la reconnaissance de « corps intermédiaires » et d’un passé dont on ne saurait faire entièrement table rase. C’est ainsi que, dès 1816, est pensé le regroupement de départements en ensembles plus vastes. Les libéraux avec lesquels ils s’opposent partagent avec eux l’idée de la primauté de l’ancrage communal. Benjamin Constant, Augustin Thierry ou Alexis de Tocqueville y voient une magnifique école d’apprentissage, à échelle humaine, de la vie démocratique. Même si, sous le second
Empire, ils perçoivent aussi, avec Lucien-Anatole PrévostParadol, la nécessité d’instaurer une structure intermédiaire entre les départements et la nation.
Paradoxalement, radicaux et républicains sont plus hostiles au changement. Par fidélité envers la Grande Nation révolutionnaire. En 1844, Louis Blanc voit dans la « centralisation administrative » un synonyme de « despotisme », dans la « centralisation politique », une « force ». Et c’est largement pour répondre aux critiques qui leur sont faites, ainsi que pour « raciner » le régime, que les républicains se mettent, à la toute fin du XIXe siècle, à célébrer les vertus des « petites patries ». Quelques-uns, néanmoins, y voient un moyen de « régénérer » l’économie nationale. Issues en grande partie de l’expérience de guerre, les « régions Clémentel » (du nom du ministre du Commerce) conduisent ainsi, en 1919, à un regroupement des chambres de commerce. Avant que l’idée d’« aménagement du territoire », en gestation dès 1942, ne mène, après guerre, au mouvement que l’on connaît. Autour de Proudhon, une autre tendance se dessine enfin, visant à reconnaître et à organiser, autour du principe fédératif, les « peuples » constitutifs de la France. Jean CharlesBrun, promoteur de la Fédération régionaliste française, s’en fait l’écho durant la première moitié du XXe siècle, établissant ainsi un pont entre régionalisme et européisme. Lequel persiste aujourd’hui dans l’idée d’Europe des régions.
Tous ces débats sont peu à peu canalisés et évacués au profit de conceptions plus aseptisées et techniques de la décentralisation. Aux grandes questions soulevées, on répond d’abord, politiquement, par celles des « libertés nécessaires ». C’est-à-dire par l’extension progressive du principe électif. Nombre de politiques pensent ainsi en avoir fini avec la décentralisation en 1884, avec la loi faisant du maire l’élu de son conseil municipal. Dans la lignée des réformes pensées avant 1789, élargissant le sillon Clémentel, les années 1950 et suivantes voient le développement du régionalisme dit fonctionnel d’aménagement du territoire. Les lois de 1986, l’élection des conseillers régionaux au suffrage universel direct, et la réforme de 2003 (scrutin de liste à deux tours avec prime majoritaire au second) mettent en place et confortent les exécutifs régionaux. La même année, le principe selon lequel l’organisation du pays est « décentralisée » est inscrit dans la Constitution. Mais c’est pour voir exploser le problème des transferts de compétences État/régions et de la maîtrise des dépenses publiques. Le dossier de la décentralisation se voit alors amarré à celui de la « réforme de l’État », vieux serpent de mer qui, dans les années 1920, a empêché toute avancée en matière de décentralisation.
Pourtant, les enjeux sont aujourd’hui aussi nombreux et essentiels que par le passé. Comment réduire le millefeuille territorial, en partie né d’une décentralisation porteuse d’un renforcement des superstructures politiques et administratives en province ? Faut-il poursuivre la décentralisation ? Pour quelles raisons, selon quels modes ? On ne peut, à ce sujet, qu’être surpris par un parallèle. Confrontée à une crise sans précédent, la France réussit en quelques mois, entre septembre 1789 et janvier 1790, à créer les départements et à redessiner son armature territoriale. Et cela, à la suite d’un vaste débat démocratique. En 2013, la mise en place des nouvelles régions se réalise sans que les critères du découpage (économique, historique, démographique) soient débattus, ni même vraiment déclinés
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« Entre septembre 1789 et janvier 1790, la France réussit à créer les départements… »