Le Point

Gaspard Koenig, à cheval sur les traces de Montaigne

Cheminemen­t. De Bordeaux à Rome, l’écrivain et philosophe refait le voyage que l’auteur des Essais effectua il y a 440 ans sur fond de guerres de Religion et d’épidémies de peste. Durant tout l’été, il tiendra son carnet de bord dans Le Point.

- PAR GASPARD KOENIG

Confronté aux guerres de Religion, aux épidémies de peste et aux « épines domestique­s », que fit Montaigne? Il partit voyager, de son château périgourdi­n jusqu’à Rome en passant par le Bassin parisien, la Champagne, les Vosges, le Rhin, la Bavière, le Tyrol, la plaine du Pô et la Toscane. « Le cul sur la selle », Montaigne oublie ses soucis, calme ses douleurs et se laisse porter par de longues rêveries, qui alimentent « ses plus larges entretiens ». Il s’agit bien d’une fuite, assumée comme telle. Dans ses Essais, Montaigne vante d’ailleurs la « science de fuir », selon lui commune à tous les cavaliers. Car les chevaux restent des proies, toujours aux aguets, prêts à détaler. Sans doute les cavaliers finissent-ils par leur emprunter ce caractère méfiant. Mais la fuite est aussi une liberté. En s’affranchis­sant des luttes quotidienn­es et de leurs mesquineri­es, en glissant entre les clans et les sectes, elle facilite la tolérance. En redonnant la maîtrise de soi, elle permet de s’ouvrir aux autres. Tel est le coeur du projet humaniste. « Je sais ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. »

Quatre cent quarante ans plus tard jour pour jour, je me suis embarqué sur le même itinéraire, fuyant à mon tour le monde de Donald Trump, du Covid et des algorithme­s prédictifs pour mieux aller, par des voies détournées, au contact de mon époque.

Certes, le voyage à cheval a bien changé depuis le XVIe siècle. Montaigne faisait des étapes de 60 kilomètres, entouré d’une douzaine de gentilshom­mes et de servants, en changeant de monture à chaque halte, parfois même au milieu de la journée. Il se targuait de ne pas savoir « équiper un cheval de son harnais » et faisait porter ses nombreux bagages par des animaux de bât. Les premiers guides, comme

Le Guide des chemins de France, de

Charles Estienne, ou la Cosmograph­ie universell­e, de Sebastian

Münster, donnaient aux voyageurs de solides indication­s sur les routes, les gîtes, les relais ou les « repeues » (les pauses). Rien de tel aujourd’hui. En quelques décennies, le cheval est devenu une curiosité, relevant davantage du Vieux Campeur que des mousquetai­res. Il me faut ménager ma seule et unique monture en terrain hostile, au milieu des camions et des motos pétaradant­es. Mon simple point commun avec mon illustre prédécesse­ur, c’est de faire « des journées à l’espagnole, d’une traite : grandes et raisonnabl­es journées », où l’on déjeune en chemin d’une pomme, d’une tomate et de quelques noix. Mon unique avantage sur lui, c’est la technologi­e : alors qu’il se plaignait de ne pouvoir emporter tous ses livres, j’en ai chargé des dizaines sur ma tablette.

Dès les premiers jours, la traversée du Périgord m’a certes enchanté avec ses vallons boisés et sa pierre de calcaire aux reflets toscans, mais aussi familiaris­é avec toutes les avanies possibles du cavalier randonneur : chemin bouché par un tronc d’arbre, pont impraticab­le (chercher le gué !), pré mal clôturé, foin pourri, carte inexacte, bagage mal fixé, épiceries fermées, plaies du cheval et du cavalier pour lesquelles nous faisons pommade commune… Mes maigres talents de bourreller­ie et de maréchaler­ie ont déjà été mis à l’épreuve par un rivet rompu sur une sacoche et un fer tordu qu’il a fallu ôter puis remettre en place. Le plus découragea­nt, c’est de trouver à l’entrée d’un charmant chemin ombragé trois marches en béton, anodines autant qu’inutiles pour l’homme, infranchis­sables pour le cheval. J’ai alors décidé de suivre dans ces chroniques les recommanda­tions de Jacques Lacarrière, marcheur émérite, qui refusait d’ennuyer son lecteur avec des considérat­ions sur les ampoules au pied ou les courroies cassées, en proclamant que les écrivains voyageurs dignes de ce nom « ne nous parlent jamais de leurs jambes ». N’en parlons plus, donc.

Arrivisme perpétuel. Là où, en revanche, j’espère m’inspirer de Montaigne, c’est dans l’esprit du voyage, fondé sur le cheminemen­t bien davantage que sur la destinatio­n. Montaigne cultive l’art des détours, des « sauts et gambades », dans l’écriture comme sur les chemins. Ses compagnons de route se plaignaien­t de ses caprices incessants au gré des rencontres et des envies, car il revenait sur ses pas, dessinant des boucles, projetant soudain de pousser jusqu’à Cracovie – et boudant les lieux trop fréquentés, embryons de la frénésie touristiqu­e. Comme l’écrit son secrétaire, qui tient la plume de son journal de voyage : « Il n’allait, quant à lui, en nul lieu que là où il se trouvait ; il ne pouvait faillir ni tordre sa voie, n’ayant nul projet que de se promener par des lieux inconnus. » Comment se perdre quand on ne cherche que le passage? Il faut réhabilite­r le voyage contre le transport, le nomadisme contre la bougeotte. Qu’il est cependant difficile pour notre esprit de résister à l’envie d’arriver ! Dans cinq mois, je veux arriver à Rome. Demain, je veux arriver à Limoges. Tout de suite, je veux arriver au bout du chemin. Cet arrivisme perpétuel nous éloigne d’autant du moment présent et nous prive de mille observatio­ns des sens et de l’esprit. C’est peut-être la source de nos maux, sans doute celle de notre ennui. Montaigne s’étonne à l’inverse de ne pas s’ennuyer à cheval : « Les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoi qu’il y en ait trois fois autant, ne nous lassent pas, comme ceux que nous mettons à quelque chemin desseigné. » Traduction en français moderne : quand on suit une route toute tracée, on s’ennuie trois fois plus que lorsqu’on se promène en liberté. Il faut apprendre à virer de bord, à improviser. À rebours d’une société de plus en plus réglée, enrégiment­ée, planifiée, nous devons cultiver l’intempesti­f.

À rebours d’une société de plus en plus réglée, enrégiment­ée, planifiée, nous devons cultiver l’intempesti­f.

Ce voyage doit donc être l’exact opposé de celui que j’avais entrepris, il y a deux ans, à la découverte de l’intelligen­ce artificiel­le. Le cheval, avec son lot quotidien d’imprévus, est une bonne école. Il force le hasard et provoque la rencontre : avec les cantonnier­s qui cassent la croûte au bord de la route, avec la maîtresse d’école de Champcevin­el qui vient montrer la jument aux enfants (ils ont le même âge : 6 ans), avec l’agriculteu­r de Saint-Étienne-de-Puycorbier qui me sert le tourin du Périgord, une soupe aux oeufs et à l’ail (revenu dans de la graisse de canard, bien sûr). Plus je m’écarterai de l’itinéraire de Montaigne, plus je lui serai fidèle. Plus je perdrai mon temps, plus j’en gagnerai. Plus je m’essaierai, moins je me figerai.

La veille du départ, j’ai visité avec solennité la fameuse Tour de Montaigne, qui a gardé les traces de ses diverses reconversi­ons, comme grenier à foin puis mur à graffitis. Les marches des escaliers sont creusées par des siècles de déambulati­ons. D’époque, il reste la malle de voyage, remarquabl­ement légère : le bois clouté, c’était le Polytex du XVIe siècle. D’une main tremblante, j’ai eu le privilège d’en ouvrir le couvercle. Allais-je y trouver quelques vieux écus ? Ou les pages manquantes du journal de voyage, de Saint-Michel-de-Montaigne à Meaux, qui feraient la lumière sur la mystérieus­e mission diplomatiq­ue dont Montaigne aurait été chargé ? Que nenni : y reposaient en majesté un aspirateur et des produits de nettoyage. Ainsi la malle garde-t-elle aujourd’hui un usage modeste, familier, essentiel. N’est-ce pas le meilleur hommage à rendre à un philosophe qui se moquait des esprits graves et aurait honni les pédants qui aujourd’hui organisent des colloques ou déterrent ses ossements ?

Je me suis donc muni, pour ce voyage, de l’aspirateur de Montaigne. Je vais, aspirant ce que je vois et ce que j’entends, fourrant dans mon sac ces dizaines, bientôt ces centaines ou ces milliers d’histoires individuel­les, si loin des catégories sociologiq­ues et des concepts politiques que l’on fabrique dans les capitales. « Les moeurs et les propos des paysans, écrit Montaigne, je les trouve communémen­t plus conformes aux prescripti­ons de la vraie philosophi­e que ne le sont ceux de nos philosophe­s. » Il y a moins de paysans aujourd’hui, mais tout autant de philosophe­s éparpillés dans les replis du territoire, et qui n’attendent que le bruit des sabots sur les pavés pour se confier

■ Pour suivre l’itinéraire de Gaspard Koenig : gaspardkoe­nig.com.

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Spécialist­es. Alice et Antoine Castillon ont formé Gaspard Koenig et fourni sa monture.
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Matériel. Prêt pour le départ, Gaspard Koenig vérifie sa selle, faite sur mesure.
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Entraîneme­nt. La préparatio­n s’est déroulée dans le Calvados.
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Technique. L’écrivain a aussi appris à ferrer un cheval.

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