Le Point

« En dix jours, je suis devenu communiste »

Monté sur sa jument Desti, notre chroniqueu­r avance sur les pas de l’auteur des Essais.

- PAR GASPARD KOENIG

Le voyage doit nous permettre de rencontrer les autres, mais aussi de devenir autre. C’est en tout cas le conseil que Montaigne emprunte à Socrate : « On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était aucunement amendé en son voyage ; je crois bien, dit-il, il s’était emporté avec soi. » Je n’ai emporté de moi-même que le strict minimum : deux t-shirts, des livres sur Kindle, un passeport devenu inutile et une carte SIM pour communique­r avec ma famille. Et je me suis déjà amendé. Durant les dix premiers jours, qui m’auront vu traverser le Périgord et le Limousin, je suis de- venu communiste et féministe.

Quand on se déplace à cheval au- jourd’hui, on se trouve dans la posi- tion du voyageur d’antan : totalement à la merci de la générosité de ses semblables. Ma survie ainsi que celle de ma monture, c’est-à-dire la satisfacti­on des besoins de base que sont l’eau, la nourriture et le repos, dépendent de dizaines de petits soutiens quotidiens.

Comme rien n’est prévu pour Desti

(ainsi que sera désormais nommée Des- tinada, ma jument), il faut constammen­t demander de l’aide. Je n’ai à offrir en échange qu’un sourire, un brin de causette, ou parfois la promesse d’un exemplaire de mon futur livre (ne le dites pas à mon éditeur !). Là où dans la vie civile tout se règle par carte bleue, ici tout s’arrange par la bonne volonté.

Merci donc à mon hôtesse de Saint-Michel-de-Montaigne, qui m’a recousu un pantalon ; à l’éleveur de Saint-Étienne-dePuycorbi­er, qui a redressé un fer endommagé avec son étau ; à la jeune citadine en vacances, qui, un soir de fringale, m’a donné des pâtes et des saucisses (cuites au lait, faute de mieux) ; aux habitués du café de Saint-Astier, qui ont surveillé Desti pendant que j’allais me ravitaille­r ; au patron de l’auberge de Sorges, qui m’a apporté une pince plate pour que je puisse finir mes travaux de couture tout en dégustant une île flottante à la truffe (une merveille) ; à la châtelaine de Lauterie, qui m’a conduit chez Decathlon afin que j’achète un masque contre les mouches pour Desti ; à Jean-Marc l’ébéniste, qui a réparé mes tendeurs ; à la joviale « petsitter » de Puyfebert, qui m’a préparé mon sandwich du midi ; à Francine, retraitée de Chalais, qui m’a invité à partager son dessert (banane et yaourt) en me servant un thé noir ; à la cavalière de dressage britanniqu­e, qui m’a attendu une heure à La Coquillett­e pour m’aider à faire mes courses ; à Fabrice, qui m’a fait la fête dans son écurie de Gorre, guitare à la main et cigarette au bec ; à Nicole et Alain, qui m’ont nourri de pâté de châtaignes et d’une viande de porc juteuse sur leur terrasse surplomban­t la Vienne; à l’aquarellis­te qui m’a donné un bout de chèvre à midi…

Merci à tous ceux qui m’indiquent le chemin (enfin, presque tous : je finis régulièrem­ent dans un cul-de-sac envahi par les ronces…), qui corrigent mes cartes, qui m’apportent un baquet d’eau pour Desti (dans le centre de Limoges, on l’a même servie dans un seau Moët & Chandon), qui vont chercher une carotte au fond de leur épicerie ou une pomme dans leur jardin, qui me donnent le contact de « l’ami qui a un pré » pour l’étape suivante, ou simplement qui me gratifient d’un salut quand je suis fourbu et transpiran­t. Merci enfin à tous les gens de cheval qui sont venus en aide à Desti : pour l’enduire de produit contre les insectes (un mélange de vinaigre et d’ail repoussera tout être vivant à 2 mètres à la ronde…) ; contrôler sa ferrure ou examiner ses contusions ; tuer les mouches plates qui se dissimulen­t vicieuseme­nt entre ses cuisses ; lui couper la queue, sur laquelle elle risquait de marcher ; recommande­r la dégustatio­n des feuilles de châtaignie­r ; et lui offrir toutes sortes de céréales, en fonction des réserves locales : granulés, orge, maïs concassé, triticale (ce dernier à éviter cependant : le blé peut rendre les chevaux malades).

Parfois, je demande avec embarras si je peux donner quelques euros en échange, un billet caché dans le creux de ma main. On me rit au nez, quand on ne se fâche pas. Je me trouve comme Angelo au début du Hussard sur le toit, assailli par la soif, et s’adressant à une jeune femme sortie d’une métairie :

« Pardon, madame, dit-il, ne pourriez-vous pas me donner un peu de café, en payant ?

Elle ne répondit pas tout de suite et il comprit qu’il avait fait une phrase trop polie. – Le en payant aussi est maladroit, dit-il. – Je peux vous donner du café, dit-elle, venez. » Je me suis demandé d’où venait cette générosité quasi universell­e, ces gestes certes simples, mais totalement gratuits et, pour Desti et moi, absolument essentiels. Montaigne, faisant le même constat, l’attribuait à sa mine avenante, à son « apparence favorable » qui lui valait « ès pays étrangers des faveurs singulière­s et rares ». Très honnêtemen­t, et même si je fais de mon mieux pour gommer mon air maussade, je ne suis pas certain de pouvoir en dire autant… Desti contribue sans doute à amadouer les conscience­s, en venant chercher les caresses d’un coup de tête. Mais il faut chercher ailleurs. Dans l’anthropolo­gie, par exemple. David Graeber, à la fin de son monumental essai sur l’histoire de la dette, fait l’hypothèse d’un « communisme de tous les jours », instinct immémorial qui nous pousse à donner du feu au passant ou à aider les vieilles dames à tirer leurs cabas. Ce don-là est sans contredon ; dans les sociétés primitives, il n’implique même pas de remercieme­nt. Il préexiste à l’échange marchand, quantifié, et en forme en quelque sorte le substrat indispensa­ble. Voilà pourquoi Graeber propose d’opérer un jubilé, une vaste annulation des dettes, bien d’actualité à présent que le Covid-19 a déréglé les budgets des États ; comme si l’on offrait rétrospect­ivement le secours d’urgence que l’on a eu la maladresse de faire payer. Pour la même raison que l’on doit venir en aide à l’étranger en souffrance, il ne faudrait pas toujours rembourser ses dettes.

Ce communisme de tous les jours nous fait revivre. Nous en sommes assoiffés. Nous sentons bien, confusémen­t, que nous avons atteint les limites de la monétisati­on perpétuell­e, tarifiant les coups de pédales des coursiers et les clics des internaute­s.

Il ne s’agit pas de nier le droit de propriété, mais de pouvoir lui échapper, porté par son humeur ou ses besoins.

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