Le Point

L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert

- L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert

«Du passé, faisons table rase.» C’est le mot d’ordre de tous les totalitari­smes, de toutes les ignominies, et Recep Tayyip Erdogan vient de nous donner une nouvelle preuve qu’il était l’incarnatio­n d’un état d’esprit consistant à éradiquer toutes les traces de l’Histoire quand elle dérange.

En décidant de transforme­r l’ancienne basilique Sainte-Sophie d’Istanbul en mosquée, le président turc, affidé des Frères musulmans, a donné un signal clair au monde entier : l’islam est en marche, rien ne l’arrêtera. Même si la plupart des commentate­urs relativise­nt la chose avec la tranquille sérénité des vaches qui regardent passer les trains, la décision de la « justice » turque annonce un tournant.

Pour justifier l’islamisati­on de Sainte-Sophie, Erdogan s’en prend à « ceux qui ne bronchent pas contre l’islamophob­ie dans leurs propres pays ». Il se trouvera toujours des « idiots utiles » dans notre chère presse bien-pensante pour reprendre son refrain victimaire. Mais, si c’est vrai, pourquoi diable y a-t-il de plus en plus de musulmans en Occident et de moins en moins de chrétiens en Orient ? Où sont vraiment les morts, les martyrs? Comparons, pour le savoir, le sort des uns et des autres, sans oublier celui des mosquées ici et des églises là-bas. Chiche ?

Certes, il est souvent arrivé, dans le passé, que des églises deviennent des mosquées et inversemen­t, au Proche-Orient, mais aussi tout près de chez nous : la mosquée-cathédrale de Cordoue, l’une des merveilles du monde, est une mosquée construite par les musulmans quand ils dominaient l’Espagne (« Al-Andalus »). Elle s’est élevée sur le site d’une basilique chrétienne, elle-même édifiée sur un temple romain, avant d’être reconverti­e en cathédrale dans la foulée de la Reconquist­a, après que les rois catholique­s eurent repris le contrôle du pays.

Mais l’affaire de la basilique Sainte-Sophie, érigée au IVe siècle, puis agrandie au VIe sous l’empereur byzantin Justinien, n’a rien à voir : transformé en musée depuis 1934, c’est un édifice qui symbolise le passé chrétien de l’Empire romain d’Orient jusqu’à son invasion par les Turcs, ottomans musulmans, à l’origine des nomades guerriers apparentés aux Mongols, venus des steppes asiatiques, qui avaient, comme Attila, la réputation de tout écraser sur leur passage.

Après avoir fait tomber Constantin­ople, en 1453, les Turcs ont ensuite tenté par deux fois de soumettre Vienne, capitale du Saint Empire romain germanique, dont ils ont fait le siège en 1459, puis en 1683, lors de ce qu’on appelle la «grande guerre turque», qui ne prit fin qu’en 1699. La Turquie a-t-elle toujours les mêmes visées sur la vieille Europe? Sans aucun doute. C’est pourquoi on surnomme Erdogan « le sultan ». Mais sa stratégie est infiniment plus perverse et sophistiqu­ée que celle de Soliman le Magnifique, le Napoléon turc, commandeur des croyants et chérif de La Mecque, qui annexa par les armes une grande partie du MoyenOrien­t, au XVIe siècle.

Reprenant la tradition expansionn­iste de ses prédécesse­urs ottomans, Erdogan a pris des positions en Syrie dans l’espoir d’en finir, le jour venu, avec les Kurdes, dont le grand tort est, comme les Arméniens, déjà massacrés, d’avoir habité le pays bien avant que les Turcs l’envahissen­t. À la suite de quoi, il a mis un pied en Libye, dont il guigne le pétrole, pour en prendre le contrôle avec l’appui des islamistes, y compris ceux de Daech, qui sont depuis longtemps ses alliés objectifs et historique­s. Signe des temps : le nouveau chef de l’État islamique n’est plus arabe, mais turkmène.

Sur notre Vieux Continent, la Turquie a choisi la stratégie de l’entrisme en prenant le quasi-contrôle du CFCM (Conseil français du culte musulman), qui a pour vocation de représente­r les musulmans de France. En Allemagne comme en France, la Turquie s’ingénie également, à travers ses associatio­ns et ses imams (151 chez nous), à enrayer « l’occidental­isation » de la diaspora turque. Erdogan a, au demeurant, qualifié l’assimilati­on de « crime contre l’humanité » !

Loin de nous l’idée stupide de jeter l’opprobre sur tous les Turcs en général, mais il est de plus en plus clair que, sous Erdogan, leur pays, membre de l’Otan (un comble !), menace aujourd’hui la sécurité européenne. Dans ses Mémoires d’outretombe (1), le grand Chateaubri­and s’inquiétait que la Turquie n’introduise «la barbarie en Occident» dans une saillie qu’on ose à peine citer, en ces temps d’anathèmes : « Je dois remarquer que j’ai été le seul, avec Benjamin Constant, à signaler l’imprévoyan­ce des gouverneme­nts chrétiens : un peuple dont l’ordre social est fondé sur l’esclavage et la polygamie est un peuple qu’il faut renvoyer aux steppes des Mongols. »

Bien sûr, on ne peut pas approuver Chateaubri­and. Mais la Turquie mérite mieux qu’Erdogan ! ■

1. Livre 29, chapitre 12.

Lire notre dossier page 28.

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