Le Point

L’éditorial d’Étienne Gernelle

- Étienne Gernelle

L’Occident décline lentement, mais il lui reste quelques idées : déboulonne­r des statues, notamment. On attaque des morts au nom d’autres morts. Parmi les motifs, le lien (plus ou moins avéré selon les cas) des statufiés avec la colonisati­on ou l’esclavage. On connaît le discours, on sait aussi que l’épuration des mémoires ne guérit pas grand-chose – mieux vaut miser sur la connaissan­ce de l’Histoire – et recèle même un certain nombre de dangers. « Déboulonne­r n’est pas construire », répondait ainsi Kamel Daoud il y a quelques semaines dans ces colonnes. Effectivem­ent.

Car le plus curieux dans cette affaire, c’est l’oubli des vivants. On entend rarement les déboulonne­urs parler de l’Afrique d’aujourd’hui, celle qui fut colonisée, celle dont on a réduit des millions d’habitants en esclavage, mais qui écrit désormais une nouvelle histoire. Pourquoi ?

« J’ai rêvé d’un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux bleus », écrivait Senghor dans l’un de ses poèmes les plus connus. Il faut malheureus­ement constater que les « frères » européens,

« aux yeux bleus » ou pas, ne répondent pas beaucoup à l’appel de Senghor. Dans un entretien au Point sur les grands enjeux géopolitiq­ues, Patrick Pouyanné, le patron de Total, s’étonne que l’Europe ait été si absente aux côtés de l’Afrique pendant la pandémie, alors que les États-Unis et la Chine, eux, ont apporté leur aide. Il y a pourtant urgence. Selon la Banque africaine de développem­ent (BAD), le continent devrait connaître une récession globale cette année, une première

« depuis un demi-siècle ». Près de 49 millions d’Africains risquent de basculer dans l’extrême pauvreté. C’est dans les moments difficiles que l’on prouve sa « fraternité », et en voilà un. Voilà pour le coeur, mais il y a aussi la raison. L’Afrique, quoi qu’en disent les sceptiques, est un continent d’avenir. Toujours selon la BAD, la croissance devrait revenir en 2021, à un rythme de 3 %. Et même de 3,7 % en Afrique de l’Est, qui connaîtra tout de même une progressio­n de PIB de 1,2 % cette année, contre les plus de 5 % prévus avant l’épidémie. Tout cela est donc contrasté, et la liste des obstacles est longue. Il n’empêche, il faut vraiment le faire exprès pour ne pas voir ce qui s’y passe. La démographi­e du continent, sa jeunesse, sa gouvernanc­e améliorée dans bien des pays (citons, par exemple, le Rwanda), et sa société civile qui gagne en pouvoir laissent entrevoir un rôle beaucoup plus important dans l’économie mondiale ces prochaines décennies.

Il y a soixante ans, la colonisati­on connaissai­t ses derniers instants. Cette Afrique « qui ne baissera plus les yeux », selon les mots de notre fondateur Claude Imbert, continue d’avancer. Et nous, Européens, nous regardons le nombril.

Qu’y a-t-il de plus urgent : déboulonne­r ou investir ?

Cette Afrique

« qui ne baissera plus les yeux » continue d’avancer.

Et nous, Européens, nous regardons le nombril.

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