Éric Dupond-Moretti : touchez pas au grizzli !
L’avocat tonitruant peut-il se muer en garde des Sceaux ? Le monde judiciaire l’attend au tournant.
D’ordinaire, Éric Dupond-Moretti a le sommeil lourd, mais sa première nuit de garde des Sceaux fut, il s’en doutait, erratique. Il eut d’ailleurs un de ces rêves d’écolier angoissé à la veille de la rentrée. Seul dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale vidé de ses parlementaires, il agrippe le micro. Les mots lui viennent difficilement. Il bute sur les arguments, les syllabes, bégaie presque. Satanée cravate : elle l’étrangle. Il déteste ces liens qui entravent la parole, lui, le virtuose des plaidoiries. Il la connaît pourtant cette salle en demi-cercle vieille de 200 ans, avec ces micros que l’on tord à souhait et ces centaines de sièges de velours rouge, que, trois semaines plus tôt, le président des lieux, Richard Ferrand, lui avait fait visiter. « Tout cela est vertigineux », confiait-il, encore soufflé, la veille de sa nomination, à un parlementaire devenu ami, qui, un jour lui avait glissé avec ironie, non sans arrièrepensées : « Dupond-Moretti à la Chancellerie, ça aurait de la gueule!» Une plaisanterie, certes, mais qui le fit gamberger de longues nuits. À Emmanuel Macron, qui l’appelle le lundi du remaniement, il raconte cette boutade devenue réalité : « Je dois admettre que je n’ai jamais pu décrocher cette idée de ma tête ! »
Ce mardi matin, jour de la passation des pouvoirs, le café qui inaugure sa nouvelle vie et la cigarette matinale qui l’accompagne ne l’apaisent guère. Le pénaliste barbu n’a pas vraiment terminé son discours de ministre. Le premier. Tout juste a-t-il griffonné quelques
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« Dupond-Moretti, c’est la France qui aime rouler à 90 km/h, la France qui clope, boit du bon rouge parfois et souvent du mauvais, la France qui roule au diesel, la France qui bosse. » Un ministre
notes sur un coin de feuille ■ blanche. De ses doigts charnus, l’homme stressé pianote le numéro d’un proche qu’il sait à peine réveillé. « Je vais avoir l’air d’un con sur BFM, maugrée l’avocat. J’ai écrit un texte, mais que dire de plus ? Je ne dois pas oublier de dire du bien de Nicole [Belloubet, ministre de la Justice sortante, NDLR]. Et la séance de questions au gouvernement mercredi, comment je fais ? » Le stress du néophyte. Bientôt la délivrance.
Vertiges. De mémoire d’huissier de la Place Vendôme, on a rarement vu tant de curieux lors d’une passation. Députés, collaborateurs de sénateurs, conseillers d’autres ministères, petites mains des administrations. On se presse dans la cour du ministère de la Justice pour reluquer le phénomène des prétoires, que certains ont surnommé un jour « l’ogre du Nord ». Dans un silence pesant, perturbé par les crépitements des appareils des photographes, l’avocat le plus célèbre de France fend l’armure, d’une voix tremblante: «Je pense en particulier à ma mère, qui a quitté son pays d’origine pour fuir la misère, et elle est arrivée dans ce grand pays. Elle est devenue une Française de référence et la Marseillaise la fait pleurer. » On en oublierait presque que le nouveau garde des Sceaux est né à Maubeuge d’un père appelé Dupond (nom auquel le ministre adjoindra des années plus tard celui de sa mère, pour se distinguer). À ses côtés, Nicole Belloubet ne peut retenir ses larmes. Quelques heures plus tard, elle confessera à un cacique de la macronie venu la réconforter : « Quand Éric parle de vertiges, quand il évoque sa mère, déclare qu’il entend être un garde des Sceaux de sang-mêlé, qu’il est là pour faire oeuvre de justice, ça vous prend aux tripes. C’est suffisamment rare d’entendre ça pour croire en l’humanité.». Dans l’auditoire qui se presse à ses pieds aussi, le député de La République en marche Florian Bachelier sent la moutarde lui picoter le nez et admet a posteriori : « Si vous m’aviez dit qu’un jour Éric Dupond-Moretti parviendrait à m’arracher une larme en parlant de sa mère et du pays, je ne vous aurais jamais cru. »
« Merde, mes clopes ! » À force d’enchaîner les cibiches depuis sa nomination, Éric Dupond-Moretti a oublié de se réapprovisionner. Il est midi et demi et le garde des Sceaux fraîchement appointé a convié quelques députés de la commission des Lois à trinquer dans les jardins du ministère. Autour de la table en teck, de futurs visages de son cabinet et des parlementaires LREM, dont la présidente de la commission, Yaël Braun-Pivet, Laetitia Avia, Didier Paris, Dimitri Houbron ou Florian Bachelier, qui lui tend une cigarette. Dans une bouffée de nicotine, Dupond-Moretti les interroge sur la séance de questions au gouvernement du lendemain. Il sait que, toute star du barreau qu’il est, les députés de l’opposition l’attendent au tournant. Qui décochera sa flèche le premier? Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen ou Éric Ciotti ? Son rêve le hante encore. « Je peux ne pas utiliser les deux minutes, me lever, répondre non et me rasseoir ? Ce serait pas mal, ça fait très Dupond-Moretti… », questionne le néoministre. L’un des députés lui conseille de s’inspirer d’un autre ministre, bien plus expérimenté : « Regardez ce que fait Jean-Yves Le Drian. Il passe les trente premières secondes à rappeler la question que l’on vient de lui poser, puis il cite les grands principes de la diplomatie française et conclut les trente dernières secondes en disant que lui et ses équipes sont pleinement mobilisés sur le sujet. » La technique séduit le garde des Sceaux, qui s’en amuse : « J’ai hâte. Et puis, j’ai toujours rêvé de plier le micro d’un grand coup sec avant de retourner au banc. »
Le « coup du sombrero ». À l’Élysée, depuis le remaniement, ceux qui croisent Emmanuel Macron ont tous droit à la même blague. Le président se dresse tout sourire devant son interlocuteur et lui balance tout de go : « Surprise du chef!» Et quand il évoque fièrement ses deux recrues – Roselyne Bachelot à la Culture et Éric Dupond-Moretti Place Vendôme –, cet éternel fan de l’Olympique de Marseille badine : « Vous avez vu ça ? Coup du sombrero ! » Au sein de la macronie, les premiers pas, humbles, presque timides, du nouveau garde des Sceaux ont ravi. Ce n’est qu’un début. L’an prochain, l’Élysée compte marquer le coup pour le 40e anniversaire de l’abolition de la peine capitale en 1981, portée par Robert Badinter, seul avocat devenu garde des Sceaux jusqu’alors. Le locataire de l’Élysée, affirment ses proches, est « fasciné de longue date » par l’orateur volcanique. Son épouse, Brigitte, aussi, conquise par l’idée de le nommer, à laquelle elle aurait pour partie contribué : la première dame avait adoré sa pièce à la Madeleine (Éric Dupond-Moretti à la barre), qu’elle était allée voir, seule, en février 2019. Elle avait, ce soir-là, posé au côté de l’acteur en coulisses, complice.
À l’aube du grand chambardement gouvernemental, beaucoup avaient pressé le président de rompre avec ses fidèles, les fameux Mormons qui l’ont accompagné dans sa conquête du pouvoir, et de s’orienter vers des profils plus authentiques, des poids lourds. « Les EDL [éléments de langage, NDLR], c’est terminé ! C’est le retour du parler vrai », se félicite un macroniste de la première heure, qui n’en pouvait plus des « robots » de LREM. Le choix de Dupond-Moretti, c’est
d’abord, explique-t-on dans l’entourage du chef de l’État, une réponse au sentiment de dépossession et de déclassement qu’il sent monter dans le pays, après les Gilets jaunes et l’abstention record qui a marqué le second tour des municipales : 58,4 % des Français, dans les villes concernées, ne se sont pas déplacés. Une figure populaire, si tapageuse, saurait-elle réveiller leur intérêt ? Dans un improbable tête-à-queue, ce président élu sur la promesse d’un « nouveau monde » se retrouve à répondre à la nostalgie de la France d’antan. Celle des Grandes Gueules et des Grosses Têtes, dont la nouvelle ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, fut pensionnaire. « Dupond-Moretti, c’est la France qui aime rouler à 90 kilomètres/heure, la France qui clope, boit du bon rouge parfois et souvent du mauvais, la France qui roule au diesel, la France qui bosse », analyse un ministre de premier plan, tandis que l’entourage du président renchérit : « Les Français ont le sentiment que quelque chose disparaît. Avec Dupond-Moretti, on va chercher une grande voix, la grande figure de l’avocat. C’est le meilleur de la France d’avant, que les Français veulent retrouver. » On va aussi chercher un acteur, quelqu’un qui excelle dans l’art d’émouvoir n’importe quel jury, sur n’importe quel sujet… Et de le convaincre. Il est un autre président, un ex, qui se réjouit de cette nomination : Nicolas Sarkozy. Il regretterait presque de ne pas avoir oeuvré à ce recrutement, lui dont l’avocat, Thierry Herzog, est un ami intime de Dupond-Moretti. Il ne comprend pas ceux qui, chez Les Républicains, attaquent déjà le nouveau ministre de la Justice : « Ceux qui ne s’en réjouissent pas à droite n’ont rien compris ! » tempête l’ancien chef de l’État.
Mardi 7 juillet, 15 heures, premier conseil des ministres. Autour de la table présidée par Emmanuel Macron, Dupond-Moretti prend brièvement la parole et lit mécaniquement une note sur la réforme à venir du Conseil économique, social et environnemental (Cese) que sa prédécesseure a rédigé. Dans un sourire, le chef de l’État taquine le néophyte : « Merci monsieur le ministre, vous avez très bien défendu le Cese ! » Un participant s’en amuse : « C’était quelque chose de très formel. Moretti avait un air de débutant, tout humble, comme “un singe en hiver”. On avait l’impression de voir King-Kong en laisse ! »
Les dorures de la République? Tous ses anciens camarades l’assurent, « ce n’est pas sa came ». Mais lorsqu’ils l’ont vu déambuler à Fresnes (Val-de-Marne) pour son premier déplacement officiel, dans la prison la plus vétuste de France, dont les détenus l’ont accueilli – en hurlant «Acquittator, viens nous défendre!» –, ils ont bel et bien reconnu la « marque Dupond-Moretti ». Officiellement, les avocatsjubilent.Voilàl’undesleursbombardé garde des Sceaux. Mais les magistrats tremblent, pour lesquels il a parfois montré du mépris. Éric Dupond-Moretti sait qu’il doit ménager son monde. Non, il n’est « en guerre » contre personne, juret-il. Droits de l’homme et de la défense, PMA, condition carcérale, les dossiers s’amoncellent déjà sur son bureau. Tout en haut de la pile, un serpent de mer : l’indépendance de la justice. Il l’a dit au président Macron et répété lors de la passation : il sera « le garde des Sceaux qui portera enfin, lors d’un Congrès, la réforme du parquet tant attendue ». Sur le fond, avocats et magistrats s’y retrouvent mais passera-t-il l’en-but? «J’approuve pleinement le programme du nouveau ministre de la Justice tel qu’il l’a énoncé », répond sobrement Me Jean Veil. Dupond-Moretti doit ménager les susceptibilités et tant pis si, lors de sa première visite au tribunal judiciaire de Bobigny, le nouveau ministre de la Justice n’a pas rendu visite aux siens. « Un homme pressé. Une prochaine fois sans doute », a réagi, non sans grincements de dents, le barreau de la Seine-Saint-Denis.
« Épicurien anarchiste ». À lui donc les dossiers brûlants, les dîners protocolaires, les éternels clivages idéologiques, les joutes verbales avec Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, que nombre de Marcheurs attendent avec délectation. Quel rebondissement pour celui qui n’avait cessé de répéter qu’il n’avait « aucun goût pour le pouvoir ». Cet « épicurien anarchiste », comme il aime à se décrire, n’entend pas abandonner pleinement « sa vie d’avant », surtout pas les ripailles bachiques dont il a le secret. Mercredi, au soir de son troisième jour en fonctions, il conviait d’ailleurs à la Chancellerie Richard Ferrand – venu avec une bouteille de whisky français en guise de cadeau –, Florian Bachelier et son chef de cabinet, Jean Gaborit, proche du président venu du cabinet de l’Élysée. Sur la table, du poisson et quelques bouteilles de château-margaux. Et, dans l’air ambiant, des effluves de tabac et de cigare. Des sommeils lourds, Éric Dupond-Moretti n’en aura sans doute plus beaucoup jusqu’au terme de cette étrange aventure
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« Au conseil des ministres, on avait l’impression de voir King-Kong en laisse ! » Un ministre