Gaspard Koenig, à cheval sur les traces de Montaigne (3) : Il faut prendre au sérieux les néoruraux
Notre chroniqueur vante l’heureuse alliance entre la technologie et le retour à la nature.
«Donc en fait, toi, la nature, tu n’y connais rien ? » me lance soudain mon hôtesse d’un soir, qui m’a percé à jour après une tentative maladroite de différencier le blé de l’orge. Non, je n’y connais rien ou pas grand-chose. Mais, comme la plupart des citadins aujourd’hui, je ne rêve que de prendre une fourche et de faire des boutures. Qu’il est loin, le temps où Montaigne se vantait de ne pas connaître « les plus grossiers principes de l’agriculture ». Aujourd’hui, tout le monde s’inscrit à l’opération « Des bras pour ton assiette » – même si très peu de vo- lontaires furent sollicités, les agricul- teurs se méfiant à raison de ces rats des villes trop vite fourbus. Que cher- chons-nous exactement ?
Ces premières semaines du Périgord à la Creuse m’ont permis de suivre un cours accéléré de ruralité. Au rythme du pas, les perceptions s’affûtent. Il suffit d’ôter les oeillères que la ville nous met, et voilà que l’on ne voit plus une forêt, mais des arbres d’essences variées, les châtaigniers remplaçant peu à peu les chênes à mesure que l’on remonte vers le nord ; on ne traverse plus de vagues aplats de verdure, mais des pâtures où apparaît progressivement la culture de céréales ; on n’aperçoit plus des maisons, mais des murs de pierre : calcaire, granit, puis schiste ; on n’entend plus des voix, mais des accents, passant en douceur des voyelles accentuées de la langue d’oc aux r roulés de la langue d’oïl ; on ne circule plus dans des départements avec des numéros, mais dans de vieilles régions aux contours flous, toujours vivantes en dépit des découpages administratifs.
Dans cette plongée au coeur des campagnes, j’ai deux alliés. Le premier, c’est ma monture. Comme un ami qui vous présente à une soirée où personne ne vous attend, Desti me sert d’intermédiaire avec les autres bêtes. Elle me les signale, oreilles dressées avant que j’aie pu distinguer le moindre mouvement. Et elle me permet de mieux les approcher. L’odeur du cheval couvrant celle de l’homme, les chevreuils s’attardent sur le bas-côté et les oiseaux restent sur leur branche. Ânes, poneys et chevaux viennent au galop saluer leur camarade. Contrairement au bipède, le centaure a droit de cité dans les sous-bois.
Mon deuxième allié, c’est la technologie. Autant je savoure ce temps volé aux passwords et aux notifications, autant je ne vois aucune raison de ne pas utiliser les trouvailles des ingénieurs. Montaigne lui-même était fasciné par les artefacts de la Renaissance : il décrit longuement dans son Journal de voyage le mécanisme de la porte automatique d’Augsbourg, « une des plus artificielles choses qui se puissent voir », ou les orgues hydrauliques du cardinal de Ferrare. De mon côté, j’ai toujours à portée de main, dans une fonte en cuir sur le devant de ma selle, ma tablette sacrée qui contient mes cartes, mes lectures et mes écrits. Du hardware français, fabriqué à Montpellier, et censé résister à l’eau, au feu et au jet de pierres. Échaudé par mon précédent périple dans les affres des algorithmes, j’y ai chargé des applications respectueuses de ma liberté. Elles existent.
Ainsi, pour trouver mon chemin, j’utilise Iphigénie, un système sophistiqué de fonds de cartes (dont celles de l’IGN) créé par un développeur français indépendant, véritable artisan de la tech. Pour une dizaine d’euros par an, on achète la licence, qui permet ensuite de rester maître de ses données ; la géolocalisation satellitaire me fournit ma position exacte au mètre près en se riant des zones blanches, de manière totalement anonyme. Pour reconnaître la flore, je charge des photos sur PlantNet, où une intelligence artificielle participative, fondée sur des millions d’images labellisées par les utilisateurs, me donne une probabilité d’identification. En traversant les forêts, je scanne les feuilles sur mon passage, et je commence à pouvoir différencier le charme du hêtre (également aidé par la vieille sagesse populaire «le charme d’Adam, c’est d’être à poil », autrement dit la feuille de charme possède des dents, et celle du hêtre, des poils). Pour partager mes heurs et malheurs quotidiens, je me connecte à Polarsteps, une appli néerlandaise qui indique les positions uniquement à l’initiative du voyageur, et semble plus respectueuse des données personnelles que les réseaux sociaux classiques. Et, pour retrouver
un passage de Montaigne, il me suffit de faire une recherche sur Kindle. La déconnexion n’est pas un but en soi.
Les puristes de la vie sauvage qui font des stages de chasseurs-cueilleurs (j’ai même croisé un randonneur à cheval qui partait avec son arc pour se nourrir de gibier) oublient une chose : la « nature » que nous trouvons en France aujourd’hui est un vaste parc aménagé par l’homme. Les chemins sont défrichés, les parcelles délimitées, les forêts plantées, les animaux sélectionnés. J’ai rencontré en Haute-Vienne des lamas et des paons. Quand je m’attendris sur les vaches limousines et leurs petits veaux bondissant à notre passage, je pense à ces pages où Julian Barnes imagine les bovins d’avant le Déluge, des bêtes puissantes et farouches, réduites par Noé en de dociles auxiliaires de l’homme. Même la jument que je monte est le produit de siècles de perfectionnement génétique pour adapter cette race au travail humain, pour le labour ou le tri de bétail. Souhaitons simplement que ce parc trop brutalement discipliné devienne demain un « jardin planétaire », pour reprendre l’expression du botaniste Gilles Clément, croisé parmi ses plantes en mouvement dans son refuge de Crozant.
Il faut donc cesser d’opposer nature et culture, traditions et modernité, authenticité et technologie. Si Montaigne témoignait d’une éphémère tendresse pour ces paysans le luth à la main, tout droit sortis de l’Arioste, il s’intéressait davantage au progrès des cultures et n’ignorait pas notre inclination à dévier de la « route de nature ». C’est précisément en traçant notre propre route humaine, inventive et sinueuse, que nous pourrons mieux intégrer et développer la complexité des écosystèmes.
Le regain des campagnes est à ce prix. Je croise régulièrement des néoruraux, souvent des jeunes couples venus s’installer avec leurs enfants, quittant une situation professionnelle confortable pour retaper de vieilles granges et lancer de petites entreprises. À la fois branchés, tatoués, high-tech et écolos, soucieux de réhabiliter les traditions locales mais prêts à les revisiter à grand renfort de tutos YouTube, ils représentent aujourd’hui l’espoir des terroirs. Ils expérimentent les vieilles recettes de cuisine et sèment des graines que l’on croyait disparues. Ainsi à Saint-Goussaud, village de 150 habitants le long d’une voie romaine, j’ai eu la surprise de découvrir une épicerie-restaurant ouverte il y a tout juste un an par quatre amis associés en coopérative. À quelques dizaines de mètres de la lanterne des morts, oeuvre des maçons creusois du XIIe siècle, l’épicerie est une lanterne de vie, drainant à 30 kilomètres à la ronde des habitants avides d’un lieu où se parler, se charrier, se bousculer. Ce midi-là étaient attablés quelques habitués ainsi que des Bourguignons de passage. J’ai laissé Desti brouter à l’attache et je me suis offert un vrai déjeuner, bio naturellement. On a parlé élagage et théâtre, vieux proverbes et business model, maraîchage et fibre optique. Il faut prendre au sérieux les néoruraux qui repeuplent les villages et parfois même font rouvrir les écoles. Les dames de l’association d’aquarelles de Limoges, avec qui j’ai partagé un charmant après-midi, me chantaient leurs louanges. En réinvestissant de manière choisie des métiers qui autrefois restaient subis, ces pionniers discrets modernisent sans nostalgie ni naïveté des coutumes ancestrales. C’est peut-être le dernier moment de la dialectique rurale : après la paysannerie et la désertification, le smart village ?
Sur un promontoire qui domine la Creuse, je termine cette chronique sur mon clavier Bluetooth, en comprenant un peu mieux ce que je cherche : non pas le retour à la terre, mais le progrès sur terre ■
C’est peut-être le dernier moment de la dialectique rurale : après la paysannerie et la désertification, le « smart village » ?