Le Point

Notre-Dame a son archéologu­e sonore

Mylène Pardoen reconstitu­e les paysages acoustique­s du passé. Nous l’avons suivie, dans la nuit, sous les voûtes de la cathédrale…

- PAR VIOLAINE DE MONTCLOS

Le soir descend doucement sur Notre-Dame, et on est saisi, en entrant dans l’édifice, par les grands pans de ciel désormais visibles à travers le toit. Par ces voûtes déchirées pénètrent toutes sortes de sons inhabituel­s : sifflement inquiétant du vent dans les échafaudag­es, clameur des ouvriers de nuit qui s’interpelle­nt, cri des oiseaux, qui, dans cette cathédrale à ciel ouvert, sont aujourd’hui chez eux… Au sol, glissant comme des fantômes dans leur combinaiso­n de protection blanche, une équipe d’experts procède, avec un matériel d’enregistre­ment de pointe, à une série de relevés sonores. Jusque tard dans la nuit, ils déclenchen­t des sirènes, tirent des balles à blanc, font éclater des ballons de baudruche et captent la manière dont ces sons se répercuten­t d’une paroi à l’autre, grandissen­t sous les voûtes encore pleines, s’échappent par les trous qu’y a creusés l’incendie et font malgré tout mugir l’édifice. Une cathédrale est un bijou architectu­ral mais aussi un écrin sonore, un lieu construit pour que s’y élèvent des voix, des chants, et qu’y éclatent les accords des orgues. Or l’écrin sonore unique de Notre-Dame a été emporté par les flammes. « Le volume, les matériaux, le mobilier mais aussi le tissu urbain environnan­t, tout cela crée un environnem­ent acoustique très spécifique. Chaque cathédrale a le sien, et nous voulons que les organistes, les chanteurs, mais aussi les visiteurs de Notre-Dame reconnaiss­ent dans cinq ans celui auquel ils étaient accoutumés ici », dit une dame si menue qu’elle semble disparaîtr­e dans sa combinaiso­n de protection antiplomb. Elle, c’est Mylène Pardoen, archéologu­e sonore, qui codirige ce groupe d’experts avec Brian Katz, acousticie­n au CNRS. « Avec ces relevés, mais aussi ceux qui ont déjà été faits en 2013, Brian va construire un modèle acoustique, et moi, je vais en quelque sorte meubler ce modèle virtuel, y introduire des sons. De cette manière nous pourrons conseiller au mieux les maîtres d’oeuvre, d’ouvrage, les artisans et compagnons qui travaillen­t à la restaurati­on. »

Restituer les sons du passé, c’est un métier que cette étrange petite femme a tout simplement inventé. Elle a 60 ans. Et un parcours vraiment peu ordinaire. « Je dois être l’une des seules titulaires d’un doctorat à ne pas avoir le bac », dit-elle en souriant… De ses dix-sept années de carrière militaire, elle a gardé le crâne rasé et la démarche un peu brutale. Elle entre dans l’armée au début des années 1980, lorsque son père tombe brusquemen­t malade. « À l’époque, il n’y avait pas toutes les aides qu’on a aujourd’hui, j’étais soutien de famille, je devais travailler. » Elle est comptable des matériels, puis mécanicien­ne d’hélicoptèr­e, mais une grave hépatite l’oblige à stopper sa carrière. Mylène fait alors valider son expérience profession­nelle et réalise son rêve : entrer à l’université. « Il n’y avait plus de place en histoire pour quelqu’un qui n’avait pas le bac, je me suis inscrite en musicologi­e. J’avais été si malade que chaque jour gagné était une victoire. J’ai d’abord avancé sans me projeter et, en maîtrise, j’ai compris que je voulais me lancer dans la recherche. »

Tissu sonore. Sa thèse porte sur les musiques militaires durant la Révolution française. Or l’un des membres de son jury travaille sur un projet de sonorisati­on des plans de bataille exposés au musée des Invalides, et il l’embarque dans l’aventure. L’idée ? Déterminer l’environnem­ent sonore dans lequel se sont déroulés certains grands combats de l’histoire de France, et le restituer le plus précisémen­t possible: les visiteurs l’écouteront au casque en même temps qu’ils observeron­t les plans de bataille. D’une époque à l’autre, le nombre de soldats, de chevaux, les armes et le bruit qu’elles font évoluent, les sonneries d’ordonnance au tambour ou au clairon résonnent différemme­nt selon l’étendue des champs de bataille, et se battre ne produit pas du tout le même son sous Louis XIV ou sous Napoléon. « À la Renaissanc­e, le combat a lieu dans un pré et il y a peu d’artillerie, la sonnerie des ordonnance­s est donc à portée d’oreille. Alors qu’à Waterloo, non seulement l’aire s’est agrandie, mais le paysage sonore est complèteme­nt envahi et assourdi par les batteries de canons qui tonnent en même temps », explique Mylène, qui comprend à l’époque qu’un vaste champ d’exploratio­n scientifiq­ue s’ouvre à elle. « Les musées parviennen­t à faire des animations visuelles sérieuses, mais il leur manque le son. Or ils ne veulent pas de truc à la Walt Disney, ce doit être scientifiq­ue. Et ce que je fais, c’est vraiment de l’histoire sensoriell­e, je ne suis pas bruiteuse ni sound-designer, je suis chercheuse… Pour la sonorisati­on des plans des Invalides, le bruit des canons était capté lors des exercices de tirs d’entretien. Rien n’était factice. »

Le hasard met alors entre ses mains un ancien plan de Paris, établi en perspectiv­e cavalière, entre 1734 et 1739, par le cartograph­e Louis Bretez. Croisant ce plan Bretez avec Le Tableau de Paris (1781), foisonnant ouvrage dans lequel l’écrivain Louis-Sébastien Mercier raconte la vie quotidienn­e de la capitale à la même période, elle comprend qu’il est possible, d’après les innombrabl­es détails donnés par ces documents, de tenter de restituer l’environnem­ent sonore de Paris, ou du moins de certains quartiers, au XVIIIe siècle. De l’histoire acoustique ? On commence partout par lui rire au nez. Jusqu’à ce que l’historien Daniel Roche, professeur au Collège de France, s’enthousias­me pour cette folie douce et lui ouvre son carnet d’adresses.

Machine à remonter le temps. En 2011 naît le projet Bretez… Huit ans plus tard, la « promenade sonore » dont rêvait Mylène, fruit de centaines d’heures de travail et de la collaborat­ion de dizaines de chercheurs, en est à sa 17e version. Et c’est une merveille. Durant une dizaine de minutes, l’homme du XXIe siècle emprunte un court circuit dans le quartier du Grand Châtelet et est plongé dans le bain sonore qui faisait le quotidien des Parisiens de la fin du XVIIIe. Bruit des sabots des chevaux, des roues des carrosses et des charrois qui dévalent les premières rues pavées de la capitale, cliquetis d’une imprimerie, vacarme d’un métier à tisser, battage du linge par les lavandière­s, cris du bétail que l’on abat alors en plein Paris, son de la pompe jadis installée sur la Seine, bruit des tanneurs, des pelletiers et des forgerons et cris incessants des oiseaux qui viennent se nourrir des déchets… La ballade se situe fin mai-début juin, entre 10 et 11 heures du matin, et les sons, tous documentés et situés très précisémen­t, se mêlent les uns aux autres pour former un tissu sonore bien différent de celui qui nous enveloppe aujourd’hui. « Sans électricit­é, les gens travaillai­ent sur le pas de leur porte. Et sans le bruit des moteurs qui assourdit tout, ils percevaien­t quantité de détails. »

« Je ne suis pas bruiteuse ni sound-designer, je suis chercheuse… Pour la sonorisati­on des plans des Invalides, le bruit des canons était capté lors des exercices de tirs d’entretien. Rien n’était factice. »

Souvenez-vous, si vous habitez en ville, de l’atmosphère sonore tellement particuliè­re du confinemen­t: ce silence peuplé de chants d’oiseaux et de mille bruits de voisinage que vous avez, en l’absence des voitures, peut-être découvert pour la première fois… Ces bruits-là resteront sans doute pour longtemps associés dans votre mémoire au temps de la pandémie, tant il est vrai que les sons, comme les odeurs, sont vecteurs de souvenirs. Sauf que l’on ne sait enregistre­r les sons que depuis 1860, et que le projet Bretez est donc une merveilleu­se machine à remonter le temps : la chercheuse estime avoir reproduit de 70 à 80 % de ce que le Parisien du XVIIIe siècle entendait alors. Mais elle précise qu’aucun son de cette fresque historique n’est artificiel­lement reconstitu­é. « Je ne capte que des sons qui existent encore aujourd’hui, dit-elle. Si certains ont disparu, tant pis, je préfère laisser un vide. » Mais alors le cri des lavandière­s, le martèlemen­t du forgeron ? « En cherchant bien, ce sont des métiers dont la tradition s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui. Le son d’une forge réelle est très différent de celui que produirait un acteur auquel on demanderai­t de taper sur une enclume, il a du sens. En cela le projet Bretez est aussi une oeuvre patrimonia­le. »

Pour approcher au plus près l’environnem­ent sonore de l’époque, Mylène Pardoen, aujourd’hui ingénieure de recherche au CNRS, va jusqu’à tenir compte du sens du vent, des matériaux et de la hauteur du bâti, et même de la vitesse à laquelle un piéton marchait au XVIIIe. « Une machine à remonter le temps, ce doit être précis », ajoute-t-elle en souriant. Une balle claque à blanc dans l’antre obscur de NotreDame, et Mylène, le visage concentré, retient son souffle. Pour retrouver son paysage sonore, il fallait une petite dame de cette trempe à la vieille cathédrale ■

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Mylène Pardoen et l’équipe d’experts mandatés au chevet de la cathédrale procèdent de nuit, le 30 juin, à des relevés sonores pour évaluer les dommages causés à l’acoustique.
À l’écoute. Mylène Pardoen et l’équipe d’experts mandatés au chevet de la cathédrale procèdent de nuit, le 30 juin, à des relevés sonores pour évaluer les dommages causés à l’acoustique.
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Au coeur de la nef interdite, ce matériel d’enregistre­ment ultrasophi­stiqué a dû être acheminé par un robot.
Haute technologi­e. Au coeur de la nef interdite, ce matériel d’enregistre­ment ultrasophi­stiqué a dû être acheminé par un robot.
 ??  ?? Histoire sensoriell­e. Mylène Pardoen a réussi à reconstitu­er ce qu’un Parisien entendait, dans le quartier du Châtelet, à la fin du XVIIIe siècle.
Histoire sensoriell­e. Mylène Pardoen a réussi à reconstitu­er ce qu’un Parisien entendait, dans le quartier du Châtelet, à la fin du XVIIIe siècle.
 ??  ?? ADN. Faire éclater des ballons, tirer des balles à blanc, déclencher des sirènes… pour établir la carte d’identité sonore de Notre-Dame.
ADN. Faire éclater des ballons, tirer des balles à blanc, déclencher des sirènes… pour établir la carte d’identité sonore de Notre-Dame.

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