Rainer Zitelmann : « Pour devenir super-riche, il faut être anticonformiste »
Le chercheur allemand, ancien journaliste et chef d’entreprise, fervent défenseur du capitalisme, brosse un portrait-robot inattendu des plus aisés.
Rien ne prédestinait Rainer Zitelmann à se passionner pour la richesse. Après une thèse sur la vision du monde économique et sociale de Hitler et un début de carrière comme chercheur à l’université libre de Berlin puis comme éditeur dans une grande maison d’édition allemande, il a rejoint le journal Die Welt, où il a travaillé pour les rubriques politique, histoire et immobilier. Puis il opère un changement radical : il fonde une entreprise de relations publiques spécialisée dans l’immobilier, qu’il revend quinze ans plus tard, alors qu’il soutient sa seconde thèse, sur la psychologie des super-riches. Depuis quatre ans, Zitelmann est retourné à la vie intellectuelle, écrivant des livres et donnant des conférences dans le monde entier. L’auteur de The Wealth Elite (2018), de The Power of
Capitalism (2018) et de The Rich in Public Opinion (2020), qui tranche dans un univers intellectuel volontiers hostile à la richesse, s’est confié à nous. Le Point: Vous êtes passé d’une carrière intellectuelle à la voie entrepreneuriale, puis êtes revenu dans le monde des idées. Pourquoi?
Rainer Zitelmann : Lorsque je travaillais pour Die Welt, j’ai remarqué que la plupart des entreprises de l’immobilier connaissaient mal les relations publiques et la communication. J’ai donc fondé une entreprise de relations publiques spécialisée dans l’immobilier. Mon agence était leader du marché, j’ai ainsi pu m’enrichir et investir à mon tour dans l’immobilier à Berlin. En 2016, quinze ans après l’avoir fondée, je l’ai revendue. La même année, j’ai soutenu ma seconde thèse, sur la psychologie des super-riches, qui constitue la base de mon livre The Wealth Elite. Depuis quatre ans, je travaille autrement, j’écris des livres et donne des conférences en Europe, aux États-Unis et en Asie.
Pourquoi vous être intéressé aux super-riches?
Car je suis devenu riche ! Avant, je ne m’intéressais ni à l’argent ni aux riches. Mon père, pasteur, n’aimait pas l’argent. Jusqu’à la quarantaine, je n’en avais pas. Puis j’ai commencé à mieux gagner ma vie, mais je dépensais tout. J’ai alors connu une conversion fondatrice avec un des leaders politiques du pays, qui m’a dit : « Quand on est anticonformiste comme vous, il faut être riche. Quand on est libre financièrement, il est bien plus simple de dire ce qu’on pense. » Quelques années après, j’étais multimillionnaire. Cet homme avait raison : pour moi l’intérêt, quand on est riche, ce n’est pas de pouvoir s’acheter de belles voitures, c’est d’être libre. Je peux dire ce que je veux, je n’ai aucun supérieur hiérarchique.
Or, si je savais comment je m’étais enrichi, j’étais curieux de savoir comment les autres avaient fait. J’ai ainsi écrit Reich werden und bleiben, publié en 2015. En le rédigeant, j’ai cherché des travaux scientifiques sur le sujet et n’ai presque rien trouvé. J’ai décidé de creuser la question, d’où mon second doctorat, où je me suis intéressé à des gens qui possédaient entre 10 millions et 1 milliard d’euros de patrimoine – j’ai interviewé en tout 45 personnes.
Qu’avez-vous découvert? Quelle est la différence entre les super-riches et ce qu’on appelle l’élite?
Tous les riches ne sont pas identiques, mais il y a des similarités. D’abord, ils sont tous anticonformistes. Logique : si vous faites comme tout le monde, vous obtenez ce qu’obtient tout le monde, donc vous ne devenez pas super-riche ! J’ai aussi remarqué qu’ils réagissaient à l’échec d’une façon particulière. Quand les gens réussissent, ils s’attribuent la responsabilité de leur succès, mais, en cas d’échec, ils en font le reproche aux autres – patron, entreprise, capitalisme… Les super-riches assument toujours la responsabilité de leurs erreurs. Ensuite, ce sont des gens prêts à prendre des risques. Enfin, il y a peu de rapport entre leur parcours scolaire et leur réussite. Certains étaient bons à l’école, d’autres non. En revanche, il y a des liens évidents entre les activités pratiquées parallèlement à leur scolarité et leur enrichissement ultérieur : la moitié d’entre eux, dans mon échantillon, avaient fait du sport de compétition, où ils avaient appris à appréhender la victoire et la défaite. Nombre d’entre eux ont aussi une expérience entrepreneuriale précoce, notamment dans la vente. Ils n’apprennent pas à l’école, mais à l’école de la vie.
Pourquoi étudie-t-on si peu les riches ?
Les chercheurs s’intéressent à eux mais selon un angle unique, les inégalités sociales. Et, malgré le fait que beaucoup de personnes veulent devenir riches, la recherche ne s’est pas intéressée aux caractéristiques comportementales qui prédisposent à l’enrichissement. Pour les chercheurs, c’est un monde étrange. Souvent, ils ont des préjugés. Ils pensent par exemple que les riches deviennent tels en exploitant les pauvres. C’est parce que les intellectuels sont souvent anticapitalistes, qu’ils soient de gauche, ce qui est le plus courant, ou de droite !
Pourquoi sont-ils anticapitalistes, d’après vous?
Ils ne comprennent pas la différence entre les connaissances apprises à l’école et celles acquises en faisant des affaires. Dans The Weath Elite, je distingue deux façons d’apprendre: l’apprentissage implicite et explicite. Le second est ce qu’on fait à l’école. Le premier, c’est apprendre sur le tas. Les universitaires ne comprennent pas que ce dernier procédé est aussi important que l’autre, peut-être même plus important. Pour eux, ceux qui lisent plus de livres devraient être au sommet de la hiérarchie sociale. Voir des gens qui ont échoué à l’école gagner plus d’argent qu’eux leur est incompréhensible. Ils en concluent que l’économie de marché est dysfonctionnelle.
Les intellectuels sont-ils envieux? Dans «The Rich in Public Opinion», vous tentez de mesurer l’«envie sociale».
« Les super-riches assument toujours la responsabilité de leurs erreurs. Ensuite, ce sont des gens prêts à prendre des risques. »
Deux phénomènes sont ici à l’oeuvre: l’incompréhension que je viens de décrire et l’envie. Dans ce livre, j’établis ce que j’appelle un « coefficient d’envie sociale » pour quatre pays, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, qui mesure le rapport entre le nombre de personnes envieuses et celles qui ne le sont pas. Ma définition de l’envie est précise : ce n’est pas le désir d’améliorer sa situation, mais celui de rendre la vie des riches moins facile, même si l’on n’en tire aucun bénéfice personnel. Dans l’ordre, l’envie sociale est la plus forte en France, puis viennent l’Allemagne, les États-Unis et le Royaume-Uni.
D’où viennent ces différences?
Très certainement de l’histoire de ces pays, qui a déterminé des rapports distincts à l’État et au marché. En France, beaucoup pensent que l’État devrait assumer de nombreuses missions, et non le marché. Mais on remarque aussi des évolutions. Ainsi, aux États-Unis, 40 % des jeunes sont d’accord avec l’assertion selon laquelle les riches sont doués pour gagner de l’argent mais ne sont pas des gens bien, contre 23% qui ne sont pas d’accord. Parmi les Américains de plus de 60 ans, les proportions sont respectivement de 15 % et de 50 %. De même, les jeunes Américains sont plus nombreux que les plus âgés à croire que l’économie est un jeu à somme nulle et que les riches ne deviennent tels que parce qu’ils spolient les pauvres.
Si les jeunes Américains sont plus envieux que leurs aînés, est-ce le signe que le capitalisme s’essouffle?
Cette différence entre générations ne s’observe qu’aux ÉtatsUnis. En Europe, c’est le contraire. Aux États-Unis, une des raisons pourrait être que les universités sont devenues très anticapitalistes, bien plus qu’en Europe. Ce qui se reflète dans l’opinion des gens instruits: ceux-ci sont plus favorables aux riches en Europe, moins aux États-Unis. Autre explication : la première grande expérience politique des jeunes Américains a été la crise financière de 2008. Or, pour les médias et les hommes politiques, cette crise était le signe de la déliquescence du capitalisme.
Qu’en pensez-vous?
L’interprétation la plus commune consiste à dire que l’industrie financière était trop dérégulée. Je pense plutôt que la faute réside du côté des mauvaises politiques de la FED et de la BCE après l’éclatement de la bulle Internet. Une autre raison est que l’État a poussé les banques à faire crédit à des gens insolvables. Le but, politique, était d’éliminer la prétendue discrimination des minorités dans l’attribution des prêts immobiliers. Ce fut le début de l’histoire des subprimes. L’intervention de l’État, non la dérégulation, explique la crise financière.
Pourquoi le capitalisme, malgré des bienfaits évidents, suscite-t-il une telle opposition?
Les gens méconnaissent les faits. Avant le capitalisme, il y a deux cents ans, 90 % de la population mondiale vivait dans un état d’extrême pauvreté – aujourd’hui 10 % est dans ce cas. C’est extraordinaire, d’autant que la moitié de cette réduction s’est produite dans les trente-cinq dernières années ! Les mêmes trente-cinq ans pendant lesquels, selon Piketty, les inégalités ont augmenté. Mais les inégalités ne sont pas importantes, c’est la pauvreté qui compte. En Chine, sous Mao, les gens étaient plus égaux, certes, mais si pauvres ! Aujourd’hui, en Chine, il y a plus de milliardaires que partout ailleurs sauf aux ÉtatsUnis, et les Chinois extrêmement pauvres représentent 1 % de la population, contre 88 % en 1981. Si l’on pense qu’il n’y a des riches que parce qu’ils spolient les pauvres, alors on ne peut pas expliquer ce qui s’est passé en Chine.
Que pensez-vous de l’argument selon lequel le capitalisme endommage l’environnement?
Le socialisme, au XXe siècle, a plus nui à l’environnement que le capitalisme. Aujourd’hui, dans pratiquement tous les domaines, la planète va mieux, sauf pour le changement climatique, mais ce dernier n’a pas grand-chose à voir avec le capitalisme. Si nous avions des centrales nucléaires partout, nous n’aurions pas ce problème. Pourtant, les écologistes ne
« Comparer le capitalisme avec des utopies n’est pas honnête. Il faut l’évaluer en regard de systèmes réels, passés ou présents. »
veulent pas l’entendre. Ensuite, quelle est l’alternative au capitalisme ? Le comparer avec des utopies n’est pas honnête, il faut l’évaluer au regard de systèmes réels, passés ou présents, et comparer la Chine d’aujourd’hui à celle de Mao, le Royaume-Uni actuel à celui des années 1970, l’Allemagne de l’Ouest à l’Allemagne de l’Est, la Corée du Sud à celle du Nord… Ce que ne font pas les anticapitalistes, qui par ailleurs ne semblent pas connaître grand-chose à l’Histoire. Comme si, avant le capitalisme, tout était parfait.
Où se situe l’Allemagne? Du point de vue français, elle semble plus capitaliste que nous.
Oui, aucun pays européen n’est aussi anticapitaliste que la France. Mais le Royaume-Uni est plus capitaliste que l’Allemagne. Les anticapitalistes, chez nous, sont nombreux, par exemple chez les Verts ou Die Linke. Dans les années 2000, les réformes de Schröder ont libéralisé l’économie, mais, sur le long terme, je suis pessimiste sur l’avenir économique de mon pays. Merkel n’a pas poursuivi ces réformes, au contraire. Elle a transformé l’industrie énergétique en secteur planifié et tente de faire de même avec l’automobile.
Et pour l’avenir du capitalisme dans son ensemble?
Je suis également pessimiste. Si on compare les années 1980 avec notre époque, il y a de quoi. Je continue à prêcher la bonne parole, mais je sais aussi que les médias et les intellectuels ne cessent de dire le contraire ■