Le Point

Éloge du libéralism­e d’en bas

Le populisme se nourrit des failles du capitalism­e. Dans « La Peur ou la liberté » (Premier Parallèle), Jan-Werner Müller exhume la politologu­e Judith Shklar, dont les travaux analysaien­t les craintes des opprimés.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Jan-Werner Müller est du genre pugnace. Cet Allemand qui enseigne la théorie politique à Princeton ne lâche pas son sujet. En l’occurrence, le populisme et les « démocratie­s illibérale­s », qui n’ont rien de démocratiq­ue. Il y a quatre ans, dans Qu’est-ce que le populisme ?, il montrait la nécessité de ne pas refuser le débat avec ses partisans, de ne pas se draper dans le mépris stérile et contre-productif affiché par certaines élites libérales. Lui, il descend dans l’arène. Il n’est pas de ceux qui croient que la démocratie serait là, intangible, immarcesci­ble, pour mille ans. Si les populismes, de gauche comme de droite, séduisent toujours plus, le politologu­e s’est dit que le problème était peut-être du côté du libéralism­e : où ce dernier a-t-il échoué ? À quel moment la barque a-t-elle chaviré, faisant passer par-dessus bord les perdants du progrès ? Pourquoi s’est-il fourvoyé vers la dépolitisa­tion, vers le culte de la performanc­e, vers l’exclusion, s’écartant de ses deux principale­s voies, la promesse éthique d’un perfection­nement de soi et la garantie plus générale des droits, voire de ses définition­s plus anciennes, synonymes de générosité ou de tolérance ?

Müller s’extirpe aussi de la sempiterne­lle opposition libéraux/populistes qu’on nous décline ad nauseam : d’un côté, les partisans d’un monde fermé, les enracinés, les somewhere, soi-disant ancrés dans leur nation (populistes), de l’autre, les déracinés, les anywhere, citoyens d’un monde cosmopolit­e. Le chercheur, qui n’aime guère qu’on range les gens dans des cases, démonte cette schématisa­tion : les somewhere sont aussi des anywhere et réciproque­ment.

Pour aller récupérer ce fameux « peuple » dont tout le monde se réclame et que le libéralism­e aurait laissé sur le bord de la route, il se tourne, dans son dernier livre, La Peur ou la liberté, vers une oeuvre forgée, comme celle de Hannah Arendt, à la lumière des totalitari­smes : celle de Judith Shklar (1928-1992), qui fut la première femme à occuper à Harvard une chaire de sciences politiques. Un titre résume, trop vite sans doute, son travail : Le Libéralism­e de la peur. Celle des minorités, des opprimés.

Comme Müller l’écrit, ce libéralism­e d’en bas « n’était en rien un programme politique, il ne dicte en rien ce qu’on doit penser, il ne fait que suggérer ce à quoi il importerai­t de penser ». Shklar conçoit une « sorte de capteur permettant de saisir pleinement des expérience­s faites de blessures, de peur et avant tout de cruauté ». Une telle option pourrait bifurquer vers le multicultu­ralisme, des politiques identitair­es, des Black Lives Matter et MeToo en pagaille, mais Shklar, anticipant le péril communauta­riste, réaffirme un principe de base de la démocratie : l’égalité de traitement effective.

D’où vient cette peur ? De l’État ou des employeurs, alors que le progrès n’est plus là pour la calmer. Quelle est sa conséquenc­e la plus néfaste ? Elle crée une distanciat­ion sociale, un espace de cruauté. Quel en est le remède ? Des débats démocratiq­ues, mais surtout une garantie des droits, une limitation des puissants. « La réponse à la peur n’est pas le courage mais la garantie de la liberté. » Shklar voyait dans l’État une sorte de recours avant d’espérer dans une démocratie où les citoyens seraient plus actifs, plus vigilants. On comprend pourquoi une telle pensée, qui appelle à une autre «sensibilit­é», a séduit Müller, partisan d’une démocratie sans cesse reconquise, dont le principe doit l’emporter sur le libéralism­e. Entre les deux n’existe qu’un mariage de raison. Or, comme il le rappelle, « les mariages de raison peuvent aussi se solder par des échecs »

D’où vient cette peur ? De l’État ou des employeurs, alors que le progrès n’est plus là pour la calmer.

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Politologu­e, professeur à Princeton. Auteur de La Peur ou la liberté. Quelle politique face au populisme ? (suivi d’un texte de Judith Shklar). Traduit de l’allemand et de l’anglais par Frédéric Joly (Premier Parallèle, 230 p. 18 €).
Jan-Werner Müller Politologu­e, professeur à Princeton. Auteur de La Peur ou la liberté. Quelle politique face au populisme ? (suivi d’un texte de Judith Shklar). Traduit de l’allemand et de l’anglais par Frédéric Joly (Premier Parallèle, 230 p. 18 €).

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