Éloge du libéralisme d’en bas
Le populisme se nourrit des failles du capitalisme. Dans « La Peur ou la liberté » (Premier Parallèle), Jan-Werner Müller exhume la politologue Judith Shklar, dont les travaux analysaient les craintes des opprimés.
Jan-Werner Müller est du genre pugnace. Cet Allemand qui enseigne la théorie politique à Princeton ne lâche pas son sujet. En l’occurrence, le populisme et les « démocraties illibérales », qui n’ont rien de démocratique. Il y a quatre ans, dans Qu’est-ce que le populisme ?, il montrait la nécessité de ne pas refuser le débat avec ses partisans, de ne pas se draper dans le mépris stérile et contre-productif affiché par certaines élites libérales. Lui, il descend dans l’arène. Il n’est pas de ceux qui croient que la démocratie serait là, intangible, immarcescible, pour mille ans. Si les populismes, de gauche comme de droite, séduisent toujours plus, le politologue s’est dit que le problème était peut-être du côté du libéralisme : où ce dernier a-t-il échoué ? À quel moment la barque a-t-elle chaviré, faisant passer par-dessus bord les perdants du progrès ? Pourquoi s’est-il fourvoyé vers la dépolitisation, vers le culte de la performance, vers l’exclusion, s’écartant de ses deux principales voies, la promesse éthique d’un perfectionnement de soi et la garantie plus générale des droits, voire de ses définitions plus anciennes, synonymes de générosité ou de tolérance ?
Müller s’extirpe aussi de la sempiternelle opposition libéraux/populistes qu’on nous décline ad nauseam : d’un côté, les partisans d’un monde fermé, les enracinés, les somewhere, soi-disant ancrés dans leur nation (populistes), de l’autre, les déracinés, les anywhere, citoyens d’un monde cosmopolite. Le chercheur, qui n’aime guère qu’on range les gens dans des cases, démonte cette schématisation : les somewhere sont aussi des anywhere et réciproquement.
Pour aller récupérer ce fameux « peuple » dont tout le monde se réclame et que le libéralisme aurait laissé sur le bord de la route, il se tourne, dans son dernier livre, La Peur ou la liberté, vers une oeuvre forgée, comme celle de Hannah Arendt, à la lumière des totalitarismes : celle de Judith Shklar (1928-1992), qui fut la première femme à occuper à Harvard une chaire de sciences politiques. Un titre résume, trop vite sans doute, son travail : Le Libéralisme de la peur. Celle des minorités, des opprimés.
Comme Müller l’écrit, ce libéralisme d’en bas « n’était en rien un programme politique, il ne dicte en rien ce qu’on doit penser, il ne fait que suggérer ce à quoi il importerait de penser ». Shklar conçoit une « sorte de capteur permettant de saisir pleinement des expériences faites de blessures, de peur et avant tout de cruauté ». Une telle option pourrait bifurquer vers le multiculturalisme, des politiques identitaires, des Black Lives Matter et MeToo en pagaille, mais Shklar, anticipant le péril communautariste, réaffirme un principe de base de la démocratie : l’égalité de traitement effective.
D’où vient cette peur ? De l’État ou des employeurs, alors que le progrès n’est plus là pour la calmer. Quelle est sa conséquence la plus néfaste ? Elle crée une distanciation sociale, un espace de cruauté. Quel en est le remède ? Des débats démocratiques, mais surtout une garantie des droits, une limitation des puissants. « La réponse à la peur n’est pas le courage mais la garantie de la liberté. » Shklar voyait dans l’État une sorte de recours avant d’espérer dans une démocratie où les citoyens seraient plus actifs, plus vigilants. On comprend pourquoi une telle pensée, qui appelle à une autre «sensibilité», a séduit Müller, partisan d’une démocratie sans cesse reconquise, dont le principe doit l’emporter sur le libéralisme. Entre les deux n’existe qu’un mariage de raison. Or, comme il le rappelle, « les mariages de raison peuvent aussi se solder par des échecs »
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D’où vient cette peur ? De l’État ou des employeurs, alors que le progrès n’est plus là pour la calmer.