Le Point

La révolution anticultur­elle,

Internet et les réseaux sociaux instaurent un totalitari­sme de la pensée unique. Est-ce vraiment ça l’avenir ?

- par Kamel Daoud

Le numérique a réinventé l’intoléranc­e et la pensée unique. Il est, souvent, l’opium des minorités et l’illusion malheureus­e de ceux qui veulent changer le monde. Conclusion presque radicale en soi, mais peu à peu vérifiable, au risque de gâcher les enthousias­mes pour Internet et les réseaux sociaux, même s’il ne faut pas généralise­r le territoire de cette nouvelle dictature. C’est surtout un sujet de l’heure que, doucement, on ose traiter : la réinventio­n de l’unanimisme de pensée et de jugement, des procès identitair­es ou des différence­s, des libertés jugées au nom des communauté­s. On en est au point où, pour des écrivains, des esthètes ou des créateurs, il faut désormais pétitionne­r pour défendre sa liberté d’opinion et s’élever, au risque du bûcher, contre l’ordre d’une nouvelle révolution culturelle « anticultur­elle ». Cette pensée unique, qu’Internet consacre et que les effets de foule et de colère renforcent, est d’une férocité incroyable. On l’a sous-estimée, presque par dédain, parce qu’elle ne visait que certaines personnes, des profils publics ou des personnage­s connus, et on a ouvert, trop tardivemen­t, le débat, bridé à la naissance, sur l’intox comme crime et châtiment. Mais c’est aujourd’hui qu’on découvre cette sorte de totalitari­sme sauvage dans son ampleur comme pensée, c’est-à-dire comme interdicti­on de penser différemme­nt et en toute liberté.

Comment procède-t-on aujourd’hui pour interdire la parole ? D’abord par la menace de la meute numérique. On usera de l’atteinte à la vie privée, de l’étalage de la vie intime de la cible, de l’insulte sous pseudonyme des trolls. C’est une vieille recette de maîtres chanteurs, mais à laquelle on recourt aujourd’hui au nom de la «purificati­on » et de la chasse aux collaborat­eurs avec l’ordre ancien. On pouvait cependant le supporter jusqu’à ce qu’on soit la cible d’initiative­s punitives plus dures : la pétition insistante, publique, tapageuse, pour disqualifi­er la parole dissidente. Comme chez les Anciens, on vise cette fois non le déshonneur mais le bannisseme­nt. Là, on va audelà du pseudonyme d’un hystérique vers l’hystérie de groupe. L’interdicti­on est légitimée au nom d’une orthodoxie nouvelle, et l’exclusion de parole se fait par la lapidation numérique ou la menace auprès des institutio­ns qui abritent le proscrit. La mise à l’index se confection­ne à base d’un mélange de culpabilis­ation et de devoir de repentance. On peut aussi aller plus loin pour faire taire l’intellectu­el libre : on évoquera (on convoquera) le crime plus ou moins ancien du « privilège ». Que ce soit au nom de la couleur ou du statut social ou du genre, on est interdit de parole parce qu’on est un « privilégié », de classe, d’épiderme ou de salaire. Coupable d’infraction à la loi du commun, et encore plus lorsqu’on l’est inconsciem­ment. On notera que cette « inconscien­ce » du « privilégié » assure même les meilleurs spectacles de repentance­s idéologiqu­es retentissa­ntes.

L’aurait-on imaginé en « terres libres » il y a deux décennies ? Se voir d’un coup retomber en dictature pour réhabilite­r la « rééducatio­n culturelle » au nom de la dernière révolution que l’on vit, obligeant l’intellectu­el libéral à la repentance et à la confession de ses propres « crimes » antirévolu­tionnaires, si fraîchemen­t redéfinis ? Aurait-on si mal conçu l’avenir ?

Aujourd’hui, on en est donc à ce « crime » : être libre d’opinion face aux majorités ou aux minorités. Fautif de défendre ce qui nous reste de royaumes intimes et de droits aux différence­s. Debout, les mains derrière le dos, le front en sueur, désigné à la dénonciati­on, tremblant de peur, contraint et contrit, on s’excuse d’avoir trahi un brusque « Peuple Glorieux », une révolution quelconque qu’on a eu le malheur de croiser en rentrant après les courses, ou une opinion qu’on a confessée trop imprudemme­nt à un mur avec trop d’oreilles.

C’est dire combien il nous manque un Raymond Aron pour penser les illusions féroces des e-révolution­naires

Debout, le front en sueur, désigné à la dénonciati­on, on s’excuse d’avoir trahi un brusque « Peuple Glorieux ».

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