La révolution anticulturelle,
Internet et les réseaux sociaux instaurent un totalitarisme de la pensée unique. Est-ce vraiment ça l’avenir ?
Le numérique a réinventé l’intolérance et la pensée unique. Il est, souvent, l’opium des minorités et l’illusion malheureuse de ceux qui veulent changer le monde. Conclusion presque radicale en soi, mais peu à peu vérifiable, au risque de gâcher les enthousiasmes pour Internet et les réseaux sociaux, même s’il ne faut pas généraliser le territoire de cette nouvelle dictature. C’est surtout un sujet de l’heure que, doucement, on ose traiter : la réinvention de l’unanimisme de pensée et de jugement, des procès identitaires ou des différences, des libertés jugées au nom des communautés. On en est au point où, pour des écrivains, des esthètes ou des créateurs, il faut désormais pétitionner pour défendre sa liberté d’opinion et s’élever, au risque du bûcher, contre l’ordre d’une nouvelle révolution culturelle « anticulturelle ». Cette pensée unique, qu’Internet consacre et que les effets de foule et de colère renforcent, est d’une férocité incroyable. On l’a sous-estimée, presque par dédain, parce qu’elle ne visait que certaines personnes, des profils publics ou des personnages connus, et on a ouvert, trop tardivement, le débat, bridé à la naissance, sur l’intox comme crime et châtiment. Mais c’est aujourd’hui qu’on découvre cette sorte de totalitarisme sauvage dans son ampleur comme pensée, c’est-à-dire comme interdiction de penser différemment et en toute liberté.
Comment procède-t-on aujourd’hui pour interdire la parole ? D’abord par la menace de la meute numérique. On usera de l’atteinte à la vie privée, de l’étalage de la vie intime de la cible, de l’insulte sous pseudonyme des trolls. C’est une vieille recette de maîtres chanteurs, mais à laquelle on recourt aujourd’hui au nom de la «purification » et de la chasse aux collaborateurs avec l’ordre ancien. On pouvait cependant le supporter jusqu’à ce qu’on soit la cible d’initiatives punitives plus dures : la pétition insistante, publique, tapageuse, pour disqualifier la parole dissidente. Comme chez les Anciens, on vise cette fois non le déshonneur mais le bannissement. Là, on va audelà du pseudonyme d’un hystérique vers l’hystérie de groupe. L’interdiction est légitimée au nom d’une orthodoxie nouvelle, et l’exclusion de parole se fait par la lapidation numérique ou la menace auprès des institutions qui abritent le proscrit. La mise à l’index se confectionne à base d’un mélange de culpabilisation et de devoir de repentance. On peut aussi aller plus loin pour faire taire l’intellectuel libre : on évoquera (on convoquera) le crime plus ou moins ancien du « privilège ». Que ce soit au nom de la couleur ou du statut social ou du genre, on est interdit de parole parce qu’on est un « privilégié », de classe, d’épiderme ou de salaire. Coupable d’infraction à la loi du commun, et encore plus lorsqu’on l’est inconsciemment. On notera que cette « inconscience » du « privilégié » assure même les meilleurs spectacles de repentances idéologiques retentissantes.
L’aurait-on imaginé en « terres libres » il y a deux décennies ? Se voir d’un coup retomber en dictature pour réhabiliter la « rééducation culturelle » au nom de la dernière révolution que l’on vit, obligeant l’intellectuel libéral à la repentance et à la confession de ses propres « crimes » antirévolutionnaires, si fraîchement redéfinis ? Aurait-on si mal conçu l’avenir ?
Aujourd’hui, on en est donc à ce « crime » : être libre d’opinion face aux majorités ou aux minorités. Fautif de défendre ce qui nous reste de royaumes intimes et de droits aux différences. Debout, les mains derrière le dos, le front en sueur, désigné à la dénonciation, tremblant de peur, contraint et contrit, on s’excuse d’avoir trahi un brusque « Peuple Glorieux », une révolution quelconque qu’on a eu le malheur de croiser en rentrant après les courses, ou une opinion qu’on a confessée trop imprudemment à un mur avec trop d’oreilles.
C’est dire combien il nous manque un Raymond Aron pour penser les illusions féroces des e-révolutionnaires
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Debout, le front en sueur, désigné à la dénonciation, on s’excuse d’avoir trahi un brusque « Peuple Glorieux ».