Le Point

L’indépendan­ce est démodée

Soixante ans après la vague des indépendan­ces africaines, l’apparition d’un nouvel État n’est plus synonyme d’espoir, mais de discorde.

- Par Luc de Barochez

L’indépendan­ce n’est plus ce qu’elle était ; la naissance d’un État est devenue rarissime. Quand l’accoucheme­nt survient néanmoins, il se déroule dans les affres et le nouveau-né complique les conflits plus qu’il ne les résout. Il en allait autrement il y a soixante ans. C’est dans la liesse populaire que les ex-colonies françaises d’Afrique subsaharie­nne accédèrent à la souveraine­té en 1960. Rien qu’au mois d’août de cette année-là se sont succédé le Bénin, le Niger, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Tchad, la République centrafric­aine, le Congo et le Gabon. « Le soleil noir des indépendan­ces » se levait, pour reprendre l’expression de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma. La souveraine­té au sein de frontières sûres et reconnues, bien que celles-ci fussent souvent tracées par le colonisate­ur, était vue comme le préalable à la libre autodéterm­ination des peuples. L’État était gage de paix et de développem­ent.

L’ONU a gagné 44 membres dans les années 1960, 26 la décennie suivante, 7 dans les années 1980 et encore 26 au début des années 1990. La démocratie et la liberté, qui semblaient être sorties gagnantes de la guerre froide, s’accommodai­ent d’un nombre record d’États. Les guerres qui ont accompagné le démantèlem­ent de la Yougoslavi­e ont ouvert un chapitre plus sombre. La destructio­n de Vukovar, le siège de Sarajevo, le massacre de Srebrenica ont marqué au fer rouge les nouvelles indépendan­ces balkanique­s. Un État naissant est devenu un témoignage de discorde et de conflit. Depuis un quart de siècle, seuls 7 États sont nés dans le monde. Le dernier en date fut, en 2011, la République du Soudan du Sud, qui a fait sécession du Soudan pour devenir le 193e membre des Nations unies. Ce fut, là aussi, une calamité. La guerre civile sud-soudanaise, émaillée d’épouvantab­les atrocités, a fait quelque 400 000 morts et déplacé plus de 4 millions de personnes, soit le tiers de la population du pays.

Depuis cette dernière indépendan­ce, neuf ans se sont écoulés. Jamais, depuis la Seconde Guerre mondiale, la carte politique n’était restée aussi longtemps inchangée. Quelques frontières ont bien été culbutées, notamment par le Russe Vladimir Poutine qui a arraché, en 2014, la Crimée à l’Ukraine. Mais de nouvel État, point. Paradoxale­ment, le chauvinism­e étouffe les appétits d’indépendan­ce. « Chaque peuple mérite un État », proclamaie­nt les nationalis­tes romantique­s au XIXe siècle. « Notre État est réservé à notre peuple », répondent aujourd’hui les souveraini­stes identitair­es. La Chine combat sans pitié les aspiration­s nationales des Ouïgours, les Turcs répriment celles des Kurdes, Israël rejette celles des Palestinie­ns.

La plupart des États comme des organisati­ons internatio­nales ont adopté une attitude hostile, même lorsque le risque de guerre ou de « nettoyage ethnique » qui résulterai­t de l’indépendan­ce est proche de zéro, comme en Catalogne, en Écosse ou en Flandre. Le maintien du statu quo est considéré comme la solution préférable. La doctrine qui prévaut est celle de l’ancien chef de la diplomatie américaine d’après-guerre, John

La puissance technologi­que ou industriel­le compte plus maintenant que l’appartenan­ce à l’ONU.

Foster Dulles, qui professait : « Aucun gouverneme­nt n’a un droit à être reconnu. C’est un privilège qui est accordé (…) lorsque nous estimons qu’il correspond à notre intérêt national. »

La mondialisa­tion est passée par là, ainsi que l’émergence de la Chine au rang de puissance mondiale. Les attributs de la souveraine­té aujourd’hui ne sont plus tant des frontières sûres qu’un poids économique et politique suffisant pour se faire respecter par les grands pays. La puissance technologi­que ou industriel­le compte plus que l’appartenan­ce à l’ONU. Le Royaume-Uni en fait l’amère expérience, lui qui découvre, depuis qu’il a quitté l’Union européenne, qu’il pèse moins qu’il ne l’imaginait sur la scène mondiale.

Dans ces conditions, les États qui peuvent encore naître se comptent sur les doigts d’une seule main. Le Kosovo, déjà reconnu par une centaine de pays, pourrait devenir membre de l’ONU s’il réussissai­t à normaliser ses relations avec la Serbie. Pour la République de Chine (Taïwan), la perspectiv­e est plus lointaine. Quinze États seulement la reconnaiss­ent. Mais cela pourrait évoluer si les relations entre Pékin et Washington continuaie­nt à se détériorer. Au-delà, il faut être bien idéaliste pour imaginer que les Kurdes, les Palestinie­ns ou les Catalans puissent exercer une quelconque souveraine­té étatique dans l’avenir prévisible. Il y a soixante ans, l’indépendan­ce était la solution. Aujourd’hui, elle est le problème

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« J’aurais souhaité un geste architectu­ral plus contempora­in. »

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