Le Point

Le fabuleux destin des bacheliers syriens

Arrivés dans le pays sans parler un mot d’allemand, ils viennent de décrocher leur bac avec les honneurs. « Merci, Frau Merkel. »

- PAR PASCALE HUGUES

Pour la cérémonie de l’Abitur, le bac allemand, au lycée Albert-Schweitzer à Berlin, la ministre de la Famille et de la Jeunesse, Franziska Giffey, est venue en personne remettre son diplôme à Sedra Al Tarris, une élève hors du commun. Sedra, 20 ans, est syrienne. Quand elle est arrivée à Berlin il y a cinq ans, elle ne parlait pas un mot d’allemand. Elle vient de décrocher son bac avec la mention très bien et les félicitati­ons de la ministre. Sedra a préparé un petit discours. Dans son jumpsuit rose pâle, la tête recouverte d’un hidjab de dentelle, elle s’avance dans la salle des fêtes du lycée.

« Il y a cinq ans, je ne savais pas un seul mot d’allemand, dit-elle d’une voix émue mais ferme. Je n’avais pas d’avenir et j’étais incapable de réaliser mes rêves. Mais, durant ces cinq années, j’ai rencontré des personnes qui m’ont aidée. » Elle remercie Herr Gerhardt, son prof, « toujours à mes côtés dans les moments difficiles » et Frau Schmitt, la bénévole « qui m’a épaulée pendant toute sa scolarité ». Dans la salle, ses parents et ses trois soeurs retiennent leur souffle. La directrice du lycée jubile devant les caméras de la télévision locale : « C’est extraordin­aire ! Je suis si fière ! »

Comment la jeune Syrienne a-telle réussi ce tour de force ? « J’ai travaillé, beaucoup travaillé », dit Sedra. Assise à la terrasse d’un café à quelques pas de son lycée à Neukölln, ce quartier berlinois à dominante turco-arabe en train d’être colonisé par les branchés, Sedra raconte les longues heures à batailler avec le vocabulair­e et la grammaire. Les livres, les films sous-titrés à la télé… tous les moyens sont bons pour apprendre cette langue si complexe, qu’elle parle à la manière châtiée de ceux qui l’ont apprise sur le tard. Un petit sac à main à paillettes posé sur les genoux, les lunettes de soleil piquées dans les plis de son voile et un masque autour du cou, Sedra raconte ce long périple que sa famille entreprit pour fuir la guerre civile et les bombardeme­nts à Homs.

Pour son père, avocat, en 2015, la situation est intenable. Son étude a été détruite, il n’a plus le droit d’exercer son métier et risque d’être arrêté. Il faut partir, décide-t-il un soir. D’abord, le Liban par la route, puis Istanbul en avion, « où nous nous sommes enfin sentis en sécurité. Mais, en Turquie, personne ne voulait de nous et il n’y avait pas d’allocation­s pour les réfugiés. Mon père a donc pensé à l’Allemagne, où une partie de sa famille vivait déjà et où nous serions capables de nous bâtir un avenir ». Quand ils descendent de l’avion à Berlin dans leurs vêtements d’été, il pleut. Le froid saisit Sedra au corps. La famille est conduite dans le camp d’accueil d’urgence de Marienfeld­e, fondé en 1953. C’est là que les évadés de la RDA qui réussissai­ent à passer à l’Ouest étaient accueillis pendant les années de guerre froide. Aujourd’hui, ce sont les migrants qui y sont logés.

La famille de Sedra vit pendant onze mois dans un deux-pièces, salle de bains et cuisine communes, avant de trouver un petit appartemen­t de quatre pièces dans la même rue. « Nous avons eu de la chance, reconnaît-elle. Si nous étions restés en Syrie, nous serions sans doute morts. J’ai perdu beaucoup d’amies, des voisins. Une fois, un obus a traversé notre salon. Imaginez si l’un d’entre nous s’était tenu devant la fenêtre. Finalement, notre appartemen­t aussi a été détruit. Les gens ici pensent que nous n’attendions que ça, venir nous installer en Allemagne et profiter des allocation­s. Mais ils oublient que nous avons tout perdu chez nous. Ici, mon père ne peut pas travailler. Il essaie d’apprendre l’allemand. Il est souvent triste, mais n’en parle jamais. Pour la génération de mes parents, c’est un déchiremen­t et une humiliatio­n. »

À l’autre bout de Berlin, dans le quartier résidentie­l de Zehlendorf noyé dans la verdure, Iyad, 19 ans, sa mère et ses frères vivent toujours dans un centre

d’accueil. « Un conteneur », ■ corrige-t-il. C’est dans cette grande caisse en tôle, avec le bruit incessant, le froid en hiver et la chaleur en été, qu’Iyad a révisé pour l’Abitur, qu’il vient lui aussi d’obtenir, sans mention mais haut la main. « Le seul mot que je connaissai­s en allemand en arrivant était Esel, l’âne », dit-il presque sans une pointe d’accent. Iyad est né en Syrie, où sa famille palestinie­nne originaire de Haïfa avait fui. Il est apatride. Baraqué dans son tee-shirt, un large sourire conquérant sur les lèvres, il allume une cigarette. Il s’est donné tellement de mal qu’il maîtrise mieux la grammaire que certains de ses copains allemands. La ministre n’est pas venue au Dreilinden-Gymnasium, mais toute la classe s’est levée pour applaudir Iyad quand le directeur lui a remis son diplôme. « Cette solidarité, ça m’a vraiment ému. J’étais le seul Arabe à décrocher l’Abitur. » Cinq migrants de sa classe ont réussi, tous des garçons. Les filles se sont mariées ou ont préféré faire une formation profession­nelle.

«Film d’action». Ce jeune homme est si rayonnant qu’on en oublierait presque le voyage traumatisa­nt d’Alep à Berlin qu’il fit avec sa mère et deux de ses frères il y a cinq ans. Iyad préfère parler d’« un film d’action ». Le père d’Iyad est mort quand il avait 1 an. Sa mère, enseignant­e, élève seule ses cinq enfants. Iyad est le petit dernier. « Notre communauté, à Alep, était très soudée. J’étais heureux làbas jusqu’à la guerre. » Les voisins, les copains de classe… Iyad ne compte plus les morts dans son entourage. Parfois, il n’y avait pas assez à manger ; parfois, c’était l’eau qui manquait.

« Faites votre sac à dos. Nous partons maintenant », décide sa mère. La famille quitte Alep par la route, dans un minibus. « J’avais 13 ans, se souvient Iyad, mais, à l’époque, je n’ai pas réalisé que j’aurais pu mourir. » L’odyssée classique des migrants de Syrie : le passeur qui essaie sept fois de suite de les faire sortir du pays avant de réussir; les tirs des soldats turcs ; les chiens lancés sur les fugitifs ; la séparation d’avec sa mère ; le trou dans la clôture de barbelés où Iyad se faufile ; la nuit passée caché dans les montagnes ; la course folle; enfin, les retrouvail­les avec sa soeur aînée, qui depuis quelques années vit en Turquie.

À Istanbul, Iyad travaille pendant deux mois pour gagner l’argent qui servira à payer le passeur suivant, qui conduira la famille en Grèce. « Le pire job de ma vie, se souvient-il. Je me levais à 5 heures et je rentrais chez moi épuisé à la nuit tombée. Je devais nettoyer du métal avec un produit chimique sans gants ni visière de protection. Pendant des mois, j’ai eu ce goût de métal dans la bouche. Et puis, finalement, nous sommes allés à Izmir et nous avons embarqué à bord d’un bateau pneumatiqu­e. C’était à l’hiver 2015. Pendant la traversée, une grosse femme était assise sur mes jambes, et, quand nous avons débarqué sur cette île grecque dont j’ai oublié le nom, je ne pouvais plus marcher. Les gens étaient terrorisés. Certains avaient pris de la drogue pour oublier la peur. Heureuseme­nt,

permettre à l’économie allemande de tenir la route et à ce pays de continuer à prospérer. Et nous la remerciero­ns. Notre succès à l’Abitur montre que nous avons su profiter de la chance qu’elle nous a donnée. Au bout du compte, l’Allemagne a tout à gagner. »

En arrivant en Allemagne, Sedra et Iyad ont été envoyés dans une Willkommen­sklasse, une classe de bienvenue créée pour accueillir les jeunes réfugiés au sein des écoles et des collèges allemands et pour les mettre au niveau jusqu’à ce qu’ils soient capables d’intégrer une classe normale. Le Dreilinden-Gymnasium s’est distingué dans l’intégratio­n des nouveaux venus : cours d’allemand intensifs ; ateliers de théâtre ; cours d’arabe pour les profs ; visite d’élèves israéliens venus de Haïfa ; et surtout un système de parrainage: un élève allemand s’est porté volontaire pour accompagne­r chaque réfugié. Iyad a adoré son école : « Pas de courrier à traduire pour notre mère, pas besoin de l’accompagne­r chez le médecin ou pour les démarches administra­tives. À l’école, nous pouvions oublier tous nos problèmes. On était là pour apprendre, c’est tout. » Sans l’engagement de certains profs, Iyad pense qu’il n’y serait jamais arrivé. En particulie­r Frau Grossmann, « la meilleure personne du monde, qui a toujours cru en moi, a fait preuve de tant de patience ».

Dévisagés. SusanneGro­ssmann, 38 ans, admire la déterminat­ion de son élève : « Vous imaginez le plaisir de faire classe à des jeunes comme ça. Ils sont avides d’apprendre et ils ont déjà vécu de telles choses qu’ils ont une maturité et une curiosité que les jeunes hyperproté­gés des bonnes familles du quartier n’ont pas.» La philo est la matière préférée de Iyad. « Lessing, Kant, Karl Marx… décline-t-il.Quand il faut argumenter à l’oral, j’ai toujours de super notes. » Iyad veut être prof de philo et de sport. Mais, avant de commencer ses études, il veut trouver un appartemen­t pour sa famille.

Sedra, elle, veut faire des études de médecine. Elle a vu tant de blessés dans son quartier à Homs et s’est sentie si démunie qu’elle s’est juré que, si elle arrivait à s’évader, elle

 ??  ?? Émotion. Franziska Giffey, la ministre allemande de la Famille et de la Jeunesse (à dr.), a fait cette année le déplacemen­t au lycée Albert-Schweitzer pour remettre à Sedra (à g.) son diplôme.
Émotion. Franziska Giffey, la ministre allemande de la Famille et de la Jeunesse (à dr.), a fait cette année le déplacemen­t au lycée Albert-Schweitzer pour remettre à Sedra (à g.) son diplôme.

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