Dr Philip & Mr Roth
Comment s’y prend un écrivain de génie pour transformer Les Faits en « chair de fiction » ? Ce qui fascine dans cette Autobiographie d’un romancier – véritablement ressuscitée par l’éblouissante traduction de Josée Kamoun aux éditions Gallimard –, c’est que, grâce à elle, on pénètre dans le plus inviolé de tous les laboratoires – à savoir la tête d’un immense écrivain. Et c’est là, entre expériences, imagination et réalité, qu’il est permis d’observer, en intrus, le mécanisme par lequel la vie d’un homme se transforme en une oeuvre qui, à son tour, va ensemencer l’humanité. En d’autres termes, le génial Philip Roth joue ici cartes sur table : il raconte comment il s’y est pris pour construire ses romans, pour inventer ses autres lui-même (Portnoy, Tarnopol, Zuckerman…) et fabriquer des fables désormais légendaires. Voici un alchimiste, jadis mystérieusement négligé par le comité Nobel, qui confie à voix basse la formule de sa pierre philosophale…
Dans ce livre, Roth rassemble les cinq moments fondateurs de son identité d’écrivain : son enfance dans le quartier juif de Weequahic, dans le New Jersey ; son « expérience de l’américanité » lors de ses années universitaires; son premier mariage chaotique avec une shiksa qui mourra sans qu’il ait eu besoin de l’assassiner ; sa découverte de la « haine de soi » dont l’affuble la communauté juive après la publication de ses premières nouvelles; la gloire, enfin, grâce à Portnoy et son complexe qui le place d’emblée au premier rang des écrivains de son temps. Or, à chacune de ces étapes, Roth a rencontré un vrai problème : comment « se montrer sans fard» quand on est un professionnel de la fiction? Entre la discrétion phobique d’un Salinger et l’exhibitionnisme indécent d’un Norman Mailer, l’auteur de La Contrevie réussit pourtant à inventer son territoire spécial – tissé d’aveux transformés, de vérités rectifiées, de mensonges vrais – puisque tout cela reste l’ADN de ce qu’on appelle ordinairement la littérature.
Il faut lire, dans cet ouvrage, les pages hallucinantes dans lesquelles Roth raconte (entre cent anecdotes savoureuses) comment l’odeur de cuir de son gant de base-ball a lentement remplacé celle des tefillin que son grand-père nouait autour de ses avant-bras. Ou comment l’une de ses épouses achetait l’urine d’une femme enceinte pour lui faire croire qu’il allait être père. Ce sont, entre autres, les pilotis d’une usine fantasmatique qui va produire des tonnes de vérités. C’est magique. Il est impossible de rater ça
■ Les Faits. Autobiographie d’un romancier, par Philip Roth (nouvelle traduction de Josée Kamoun, Gallimard, 240 p., 19,50 €).
VOICI UN ALCHIMISTE QUI CONFIE À VOIX BASSE LA FORMULE DE SA PIERRE PHILOSOPHALE…
L’île du Point Némo, de Jean-Marie Blas de Roblès
(Zulma poche, 480 p., 9,95 €).
Tentons un « pitch » : ça commence avec le vol d’un diamant jaune, l’Anankè, dans le château écossais (très Downton Abbey) d’une chic lady. Martial Canterel, un aristo dandy et opiomane, se lance – flanqué de son vieux camarade John Shylock Holmes – à la poursuite du voleur de diams, « l’Enjambeur Nô ». À bord du transsibérien, mais pas que, la fine équipe sera bientôt rejointe par la victime, Lady MacRae, et sa fille Verity. Notons que l’histoire nous est racontée (à voix haute) par un lecteur qui travaille dans une fabrique de cigares – pendant que les cigarières roulent, il les divertit avec des contes extraordinaires, avant que l’antique manufacture fasse faillite… Ce livre est une folie. Le résumer, c’est l’insulter. C’est un tourbillon, une leçon de « steampunk » (comprenez : décors dix-neuvièmistes/action et narration futuristes). C’est le retour vers le futur de Michel Strogoff, d’Edmond Dantès et de Phileas Fogg. Une fête étrange, déchaînée et un décoiffant grand huit littéraire
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Entre nous soit dit, dans Les Cinq Secrets de James Bond. Philoscopie de l’agent-espion, vous n’en percerez aucun – sauf le secret de Polichinelle – , mais vous y découvrirez ses chants homériques, une « théorie », c’est-à-dire un ensemble organisé de concepts abstraits appliqués à ce cerf-volant qui danse depuis une soixantaine d’années dans les ouragans. Aliocha Wald Lasowski est essayiste, journaliste, professeur des universités, enseignant en philosophie politique à Sciences Po Lille, spécialiste de Gide, de Sartre et de Glissant ou encore batteur. Dans cet essai, il « philoscope » – comprenez : il philosophe avec un microscope. Il pénètre et désarticule les nuances filmiques de la geste bondienne, analyse tout ce qui vous a probablement légèrement échappé la dernière fois que vous avez regardé un James Bond vautré dans votre canapé. Un exemple : La « quête existentielle » de l’espion immortel, sa « possible bisexualité » – analyse freudienne à l’appui –, ou encore la troublante filiation entre le super-méchant de Mourir peut attendre (le très attendu 25e film de la saga, dont les plus optimistes annoncent la sortie pour le mois de novembre) et Boris Johnson, le Premier ministre du RoyaumeUni. C’est un peu tordu, mais sacrément pointu !
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Les Cinq Secrets de James Bond. Philoscopie de l’agent-espion, d’Aliocha Wald Lasowski (Max Milo, 246 p., 19,90 €).