Ne rien faire, tout un art
S’ennuyer, quelle aubaine ! Face aux oukases des actifs, lâcher prise nécessite plus de vertus qu’on ne croit.
La douceur d’une colline, le chuchoté d’un ressac, le silence des cimes sont autant de facteurs favorisant l’oisiveté hédoniste.
«Il y a une technique du congé, mais nul ne nous l’a enseignée ; nous avons appris de nos parents à mesurer ce que l’oisiveté nous fait perdre, non ce qu’elle nous fait gagner. Aujourd’hui, il nous faut réapprendre le relâchement. C’est un métier comme un autre ; c’est aussi une vocation. » Quand il écrit ces lignes, en 1937, Paul Morand (Apprendre à se reposer, Flammarion) est un rien inquiet devant le phénomène encore très nouveau des congés payés, qu’il considère sans sympathie, craignant que ce nouvel usage ne vienne perturber la paix des happy few dont il fait partie. À l’été 2020, l’inquiétude a changé de cap : elle est davantage liée aux incertitudes sanitaires, aux risques d’interruption de cette « musarderie légale » que sont les vacances, pour reprendre un mot du même Morand, et à l’irruption d’autres dispositions tout aussi légales restreignant ces jours qui, aujourd’hui plus qu’hier, semblent volés au temps, quand s’amoncellent les nuages sur l’avenir du travail.
Cela n’aide pas au lâcher-prise. D’autant que celui-ci, au-delà des vicissitudes actuelles, rime depuis longtemps dans les imaginaires occidentaux avec le péché capital qu’est la paresse. Un danger à la réputation si pernicieuse, aux séductions si fortes que La Rochefoucauld supprima de lui-même la maxime qu’il lui avait consacré : « De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c’est la paresse ; elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les dommages qu’elle cause soient très cachés ; si nous considérons attentivement son pouvoir, nous verrons qu’elle se rend en toutes rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos plaisirs ; c’est la rémore qui a la force d’arrêter les plus grands vaisseaux, c’est une bonace plus dangereuse aux plus importantes affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes ; le repos de la paresse est un charme secret de l’âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions ; pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l’âme, qui console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens. » On ne peut mieux dire les charmes de ce que l’on condamne.
Autre écueil, voisin et tout aussi redouté, l’ennui. Sans doute parce qu’il peut se conjuguer avec un romantisme volontiers mélancolique, pouvant tourner au drame, version narcissique à la Emma Bovary, tendance saumâtre avec Solal et Ariane dans Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, ou plus érotique avec les jeux de Romy Schneider, Alain Delon, Maurice Ronet et Jane Birkin autour de La Piscine, de Jacques Deray – fin morbide comprise. On peut préférer la manière plus douce du chanteur transalpin Luigi Tenco susurrant en 1962 : « Mi sono innamorato di te, perché non avevo niente da fare » (« je suis tombé amoureux de toi car je n’avais rien à faire »). Il faut dire que la péninsule a quelques longueurs d’avance en matière de farniente. Rien d’étonnant à ce que l’un des plus fervents défenseurs de cet art ait été Jean d’Ormesson, amoureux de l’Italie, écrivant dans Qu’ai-je donc fait son éloge de l’ennui et de la paresse : « Je voudrais crier aux jeunes gens dévorés de l’envie de laisser un nom dans ce monde qu’il y a quelque chose de mieux que de voyager : c’est de ne rien faire. Il y a quelque chose de mieux que d’avoir des aventures : c’est d’en inventer. Il y a quelque chose de mieux que de s’agiter : c’est de s’ennuyer. »
Discipline. Demeure que la transcription de cette ambition toute littéraire dans la vie dite réelle nécessite discipline et préparation. La grammaire même de cette opération est d’ailleurs toute militaire : ne dit-on pas que l’on prend ses « quartiers d’été », écho civil et inversé des migrations des garnisons retrouvant leurs « quartiers d’hiver » après les grandes manoeuvres ? Ce mouvement est souvent synonyme d’habitude, comme l’illustrent si bien les séjours dans les maisons ou pensions dites de famille. On les a longtemps fuies, de crainte d’y sombrer dans la
routine. Elles n’ont jamais eu autant ■ le vent en poupe, entre volonté d’enracinement et goût de l’innocence d’une l’enfance retrouvée.
Dans la géographie de ces transhumances estivales se lit l’inclinaison à laquelle on succombe : la douceur d’une colline, le chuchoté d’un ressac, le silence des cimes sont autant de facteurs favorisant l’oisiveté hédoniste. On recherche l’amabilité d’un paysage, la placidité d’un point de vue: on est ainsi davantage rivière que torrent, bords de Loire émollients que dramaturgie des Vosges, Ouest plus que Grand Est, lac du Bourget plus que fureur des embruns bretons, coteaux plus que canyons. On peut tout autant décider que les villes vidées de leurs habitants sont propices au plaisir de bâiller – Paris, le 15 août. Le volet clos, la fraîcheur de l’ombre, la caresse de l’heure blonde constituent d’autres signes de cette jachère intellectuelle et physique : le Sud entre naturellement dans cette mythologie-là, rythmé par les clichés que sont le chant des cigales et le bourdonnement des mouches. Ce relâchement se distingue aussi par ses moments – l’heure de la sieste – et ses attributs esthétiques. Comme Jupiter a son aigle et son foudre, l’ennui jouit de ses jeux – comme le solitaire ; de ses meubles et pièces – la chambre d’Alexandre le bienheureux, figure tutélaire de la paresse, se fait nomade en 2020 via le lit de camp ; de ses nourritures terrestres – les joies du produit frais, du circuit court et du grignotage ; de sa manière de regarder passer le temps – le sablier plutôt que le chronomètre ; de ses matières comme la paille, qu’elle se décline en chapeau, en cabas ou en assise. Si elle recherche l’épure, la nonchalance ne s’exprime pourtant pas en pantacourt : elle est plus Hermès que Decathlon, et le dandy, figure masculine de l’ennui par excellence quand le militaire est celle de l’action, s’épanouit dans la sophistication. De même, se faire les ongles est plus qu’un geste de l’inaction : c’est une manière d’exercice spirituelàlasaintIgnaceexigeantinstruments adéquats – le nécessaire à ongles redevient un objet à la mode – et produits ad hoc. Les crèmes pour cuticules récalcitrants sont les onguents de la paresse. « L’oisiveté exige tout autant de vertus que le travail », écrivait Morand. Il pourrait bien avoir raison