Le jour où les frères Kouachi sont sortis des radars
Les tueurs de Charlie étaient connus des renseignements depuis 2001. Pourquoi a-t-on perdu leur trace ?
La note de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP, ex-RG), sobrement intitulée « Saïd Kouachi », date du 17 avril 2014. En bas de page, cette mise en garde : « Il est à noter que Saïd Kouachi est susceptible de rejoindre prochainement Salim Benghalem en Syrie [condamné pour meurtre en France, ce djihadiste, probablement mort en 2017, accueillait les Français au sein de l’État islamique, NDLR] afin de mener le djihad; il pourrait commettre avant son départ des actions violentes à caractère terroriste sur le territoire national. » Huit mois plus tard, le 7 janvier 2015, Saïd et Chérif Kouachi faisaient irruption dans les locaux de Charlie Hebdo armés de fusils d’assaut, assassinant 11 personnes.
Comment cette fratrie, identifiée et connue des services de renseignement depuis quinze ans au moins, a-t-elle pu passer à l’acte sans être inquiétée ? La note faisant état de la dangerosité de Saïd et de Chérif Kouachi préconisait une surveillance physique. Les écoutes téléphoniques ne donnent rien, mais il n’a pas échappé aux RG que Saïd Kouachi avait déménagé à Reims. Sa surveillance doit donc être transférée à la Direction centrale du renseignement intérieur (devenue DGSI). Reste que la DRPP, qui suit les Kouachi depuis 2001 et leur rencontre avec leur mentor de la filière des Buttes-Chaumont, aurait pu continuer son travail de suivi. D’autant que si Saïd vit désormais en Champagne, son frère Chérif est resté à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), où la DRPP est compétente. Contrairement à ce qu’a expliqué son ancien patron, René Bailly, lors des auditions parlementaires menées après les attentats, le déménagement d’un « client » du djihad ne suffit pas à interrompre sa surveillance. Preuve en est : plusieurs RG parisiens du T1 (l’antiterrorisme des renseignements de la police parisienne) se sont déplacés en province à la même période pour y « loger » et surveiller un Tchétchène, lequel avait attiré l’attention des services pour ses selfies, armes de guerre en bandoulière, postés sur Facebook ; il avait quitté Bois-Colombes, dans les Hauts-de-Seine, pour rejoindre Troyes. Un autre s’était installé en Normandie et là encore, la DRPP n’a pas refilé « la construction de l’écoute » à la DGSI.
Purge. Certes, le nombre de fonctionnaires des RG de la préfecture de police n’était pas « extensible » – ils étaient 800 en 2015, dont 120 s’occupaient de terrorisme au sens large –, comme l’a souvent répété René Bailly quand il a dû s’expliquer sur les « trous dans la raquette » de son service. On peut toutefois se demander pourquoi ce cadre de la police qui avait pris ses fonctions en 2009, en pleine montée de la menace terroriste islamique – les départs en Syrie débutaient et Merah est passé à l’acte en 2012 – avait décidé d’affecter toute une équipe au suivi des Corses liés aux cercles de jeu parisiens, alors que la police judiciaire les filochait déjà. On l’apprend au détour de l’instruction « Wagram », où le juge Tournaire réclame à René Bailly les éléments que son service a recueillis sur ses « clients ».
Aucune instance, politique ou judiciaire, n’a jamais réclamé de comptes à René Bailly, l’ex-patron de la DRPP.
De même, lorsqu’il a repris en main la DRPP, René Bailly s’est défait d’éléments clés : la commissaire divisionnaire Véronique G., sous-directrice chargée de la lutte antiterroriste, est débarquée dès 2010. Deux ans plus tard, c’est son adjointe qui fait les frais d’une purge qui ne dit pas son nom – la DGSI la récupérera. Le commandant divisionnaire Alain H., chef de l’antiterrorisme opérationnel chargé du suivi des mouvements radicaux à potentialité violente, est rattaché en 2012 à une mission de secrétariat, après trente ans de service à la direction des RG. René Bailly veut asseoir son pouvoir sur les renseignements parisiens, notamment dans le 93, département limitrophe du 19e arrondissement, où une sourde bataille l’oppose alors au préfet Christian Lambert.
Fichés « S ». Aucune instance, politique ou judiciaire, n’a jamais réclamé de comptes à l’ex-patron de la DRPP, aujourd’hui retraité. Contacté, il n’a pas souhaité répondre au Point.
Dès 2014, en tout cas, après être sortis des radars de la DRPP, les Kouachi préparent leur entreprise criminelle. Le Canard enchaîné a révélé qu’un rapport administratif émanant d’un policier motocycliste avait fait état, neuf jours avant les attentats, de la présence dans le 19e arrondissement d’Amedy Coulibaly – intime des Kouachi et auteur de la tuerie de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, le 9 janvier – et de sa compagne Hayat Boumedienne, aujourd’hui en Syrie, tous deux fichés « S ». Sans que cela attire l’attention des analystes de la DRPP. Les « anciens » du service auraient été bien utiles, eux qui avaient suivi depuis le début l’équipe des Buttes-Chaumont, constituée dès 2001, après les attentats du 11 septembre, autour de Farid Benyettou, le mentor des frères Kouachi
■