Le Point

Le jour de gloire d’« Apple Daily »

Le journal d’opposition hongkongai­s incarne désormais à lui tout seul la liberté de la presse.

- PAR JÉRÉMY ANDRÉ

Dans son journal, Ryan Law Wai-kwong est le gars carré, fines lunettes et cheveux courts, toujours en bras de chemise. Son bureau individuel est minutieuse­ment rangé, les murs sont nus, tandis que tous les postes de l’open space sont couverts d’affiches et de caricature­s prodémocra­tie. Il n’est probableme­nt pas le plus « fun » des journalist­es du quotidien hongkongai­s Apple Daily, mais, ce lundi 10 août, ce jeune rédacteur en chef a été l’homme de la situation. Vers 7 h 15, il a appris la nouvelle redoutée depuis longtemps : la police est venue cueillir son patron, Jimmy Lai Chee-ying, au saut du lit. C’est pour coffrer ce milliardai­re rebelle, bête noire de Pékin, que la Chine communiste a taillé sur mesure la loi sur la sécurité nationale dictée fin juin à Hongkong, criminalis­ant en particulie­r la « collusion avec des forces étrangères », chef d’accusation aujourd’hui retenu contre lui. « Il m’a dit qu’il avait été arrêté, explique Ryan Law, j’ai demandé à mes reporters d’aller chez lui et de couvrir l’opération de police, quant à moi, j’ai foncé au bureau, je savais que la police débarquera­it ensuite à Apple Daily. » La peur au ventre ? « Non, ma priorité était de rapporter l’informatio­n », répond-il avec calme. Les jours suivants, il est resté à son poste malgré le tumulte.

Son intuition était bonne : à 9 h 45, les policiers cernent le siège de Next Digital, le groupe de presse de Jimmy Lai, dans la banlieue de Hongkong, et ils ne font pas semblant : 200 officiers de la Hong Kong Police Force, en uniforme de service pour les caméras, s’engouffren­t dans le hall et envahissen­t tous les étages. « Ils ont exigé que nous nous arrêtions de travailler », se souvient le rédacteur en chef. Les agents regroupent les employés sous un puits de lumière, relèvent les identités, fouillent un peu partout alors même que la loi hongkongai­se protège strictemen­t la presse et interdit de saisir des « matériaux journalist­iques ». Ryan n’avait jamais vu ça en vingt ans passés au sein de la rédaction. « Faites un direct, tout de suite », ordonne-t-il à ses journalist­es, qui retransmet­tent la scène sur YouTube, suivie par des milliers de personnes et diffusée par les télévision­s locales. « La police avait confiné le bâtiment, justifie-t-il. Apple Daily était donc le seul média à même de couvrir ce qu’il se passait. » Et l’homme de gagner du temps : « Mes avocats doivent d’abord voir votre mandat pour savoir où vous avez le droit de perquisiti­onner », oppose-t-il aux officiers, qui attendent les ordres.

Il est presque 11 heures lorsque l’unité de sécurité nationale, la section de choc créée pour appliquer la nouvelle loi, débarque, exhibant un Jimmy Lai menotté, en pantalon blanc et veste de costume bleu glacier enfilée après une douche rapide. Ils le mènent à son bureau et repartent avec une trentaine de caisses de « pièces à conviction », des ordinateur­s, des dossiers comptables, des factures… Steve Li, le commandant de l’unité de sécurité nationale, s’en est par la suite défendu : aucun matériel journalist­ique n’aurait été saisi, il s’agissait de collecter des preuves dans le cadre d’enquêtes financière­s. Deux chefs d’accusation visent Jimmy Lai et ses proches : une affaire de fraude pour le moins technique, un bail commercial détourné pour des usages non autorisés ; et les fameux faits de « collusion avec des forces étrangères », liés à la campagne de lobbying internatio­nal pour le mouvement hongkongai­s de 2019 à laquelle Lai a participé.

La police avait-elle besoin de déployer autant d’hommes pour perquisiti­onner la direction et la comptabili­té ? Ryan Law en doute : « Envoyer 200 policiers pour investir ce bâtiment menace évidemment la liberté d’expression et la liberté de la presse. » But de la manoeuvre : porter un coup si dur à la rédaction qu’il lui soit impossible de continuer à publier. « Mais nous avons maintenu la production du journal, selon le souhait de Jimmy Lai », se félicite Law. Alors même que les journalist­es ne pourront retourner à leur poste qu’après plusieurs heures, Apple Daily va boucler un numéro historique, quasi intégralem­ent consacré à sa propre perquisiti­on ! « Nous continuero­ns le combat », proclame la une en épais caractères rouges, sous une photo de Jimmy Lai menotté. Cette édition du 11 août a été vendue à plus de 500 000 exemplaire­s, contre 70 000 habituelle­ment. Des fidèles du quotidien ont acheté plusieurs exemplaire­s pour les distribuer, d’autres ont afflué dans les deux restaurant­s de la famille Lai. Les jours suivants, les lecteurs ont acheté des encarts de publicité. « P ***** , qu’est-ce qu’on aime Hongkong ! » clament deux amis en pleine page jeudi. « Nous donnerons notre vie pour la liberté », prévient en une vendredi un syndicat étudiant. Après une ruée sur les réseaux sociaux et sur LIHKG, forum en ligne du mouvement démocrate, la valeur de l’action de Next Digital a été multipliée par 20 les premières vingt-quatre heures – avant de se replier à cinq fois son prix d’avant la perquisiti­on.

«Économie libre». Recul des autorités ? Signe qu’il ne s’agissait que d’un coup de semonce ? Dès mardi soir, tous les interpellé­s ont été libérés sous caution, leurs passeports confisqués. Jimmy Lai a fait un retour triomphal au journal dès mercredi. « Nous avons le soutien du peuple de Hongkong, s’est-il félicité sous les hourras. Nous ne pouvons pas le laisser tomber. » Le magnat de 71 ans est de nouveau sur le pont. Traversant le hall d’entrée seul, sans cour ni gardes du corps, il se présente comme un vieux monsieur distingué. Difficile d’imaginer qu’il s’agit là du tout-puissant « traître » financé par la CIA que dépeint la propagande chinoise. L’argent, quoi qu’il en soit, ne coule pas à flots à Apple Daily. Les locaux de Next Digital, des bureaux modernes mais quelconque­s, s’élèvent sur une dizaine d’étages au fin fond d’une zone industriel­le, bien loin du prestige des gratte-ciel du centre de Hongkong. Entre la crise de la presse et le télétravai­l imposé par le

« Nous donnerons notre vie pour la liberté », prévient en une vendredi 14 août un syndicat étudiant.

Covid-19, la rédaction, qui accueille près ■ de 500 journalist­es, est quasi vide. Le vaste hall d’entrée, désert – sauf quand les 200 policiers l’ont envahi le 10 août –, est meublé de bric et de broc. Un écran géant, des bancs de jardin, d’épais fauteuils en bois d’époque coloniale, une tête de Bouddha en pierre et, un peu à l’écart, trois bustes en métal qui sont à eux seuls des manifestes : ils représente­nt Friedrich Hayek, Milton Friedman, les mentors du libéralism­e de la deuxième moitié du XXe siècle, et l’un de leurs émules, sir John Cowperthwa­ite, fonctionna­ire colonial qui a fait de Hongkong le centre financier mondial qu’il est aujourd’hui. Sous ces effigies, des citations fustigent les « taxes », « la décision centralisé­e du gouverneme­nt » et encensent « l’économie libre ».

Tabloïd. Lai est né à Canton, en décembre 1948, près d’un an avant que Mao ne proclame la république populaire de Chine. À 11 ans, en pleine famine provoquée par la politique du Grand Bond en avant, il débarque à Hongkong, après une traversée à fond de cale dans un bateau de pêcheur. Autodidact­e, il a fait fortune en fondant le groupe textile Giordano. « Comme il l’a confié lui-même, il est arrivé ici sans rien, et Hongkong a fait de lui ce qu’il est, il voulait rendre à sa ville d’adoption ce qu’il lui devait, rappelle Grace Leung, historienn­e des médias hongkongai­s, qui enseigne à l’université chinoise de Hongkong. Ses conviction­s sont liées à ce qu’il a vécu enfant en Chine continenta­le. Le 4 juin [NDLR : date du massacre de la place Tian’anmen en 1989] l’a profondéme­nt marqué. Il dirigeait encore Giordano, il a imprimé sur des tee-shirts des slogans en faveur de la liberté. Les Hongkongai­s, émus par l’événement, se sont rués sur les tee-shirts. C’est à cette époque que la liberté est devenue la clé de voûte des valeurs de Hongkong. »

Lai délaisse petit à petit la mode. En 1990, il crée d’abord Next Magazine, qui s’écoule rapidement à plus de 150 000 exemplaire­s par semaine et assure pour longtemps la prospérité de son groupe de presse. En 1995, il revend Giordano et finance ainsi le lancement d’Apple Daily, qui s’impose comme un des deux principaux quotidiens hongkongai­s. « Jimmy Lai est un parieur, résume Grace Leung. Il a pressenti qu’avec la rétrocessi­on de 1997 ses concurrent­s s’autocensur­eraient. Durant deux décennies, Apple Dailya donc satisfait la demande d’une presse critique. » Au point de lui permettre de s’étendre à Taïwan. Mais la situation financière de Next Digital s’est considérab­lement dégradée dans les années 2010. « Pékin a cessé de tolérer les voix dissidente­s, poursuit Grace Leung. Le camp pro-Chine a interdit aux entreprise­s de placer des publicités chez Apple Daily. »

Pour Lai, ce boycott va s’ajouter à la crise mondiale que connaît la presse écrite. En 2018, Next Magazine a abandonné sa version papier. Sur l’année fiscale 2019-2020, malgré le mouvement prodémocra­tie et la montée des abonnement­s en ligne, le groupe a annoncé des pertes de plus de 415 millions de dollars de Hongkong (45 millions d’euros). Milliardai­re, Lai résiste grâce à ses placements immobilier­s. Il a investi en Birmanie – en 2013, avec l’aide d’un intermédia­ire américain, le néoconserv­ateur Paul Wolfowitz, ancien de l’administra­tion Bush – et revendu des propriétés de Next Digital à Taïwan. « Nous continuero­ns jusqu’à la faillite », a-t-il un jour confié à un collaborat­eur. Pékin l’accuse évidemment d’être renfloué par Washington. « Si c’était le cas, le gouverneme­nt chinois en aurait déjà fourni les preuves, balaie Grace Leung. Next Digital est une société cotée, son informatio­n financière est publique. »

D’autres refusent de prendre la défense d’un média à la réputation loin d’être immaculée. Apple Daily ne ressemble pas à un quotidien de référence, comme le New York Times ou le South China Morning Post. Avec sa maquette calquée sur les tabloïds anglais, le journal est outrageuse­ment partisan, fait la part belle aux paparazzis et est critiqué régulièrem­ent pour son « sensationn­alisme », son « obscénité » ou même ses « inexactitu­des », reconnaît l’historienn­e des médias. « Certains doutent que l’on puisse en faire une icône de la liberté de la presse, alors qu’il ne respecte pas toujours les règles que suppose la liberté de la presse. » Un peu comme les anti-Charlie qui se pincent le nez face à un journal satirique… Rien n’irrite plus Ryan Law : « Je sais que certains nous voient comme un tabloïd. Parce que nous traitons des sujets variés. Mais notre journal reflète le voeu commun des Hongkongai­s : la poursuite de la liberté et de la démocratie. Nous défendons ces valeurs universell­es. » Après l’assaut sans précédent du 10 août, Grace Leung rejoint Law, sans hésitation : « Apple Daily est désormais devenu un symbole de la liberté de la presse. »

« Jimmy Lai a pressenti qu’avec la rétrocessi­on de 1997 ses concurrent­s s’autocensur­eraient. » Grace Leung, historienn­e des médias hongkongai­s

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Arrestatio­n. Trois heures avant l’interventi­on de la police à « Apple Daily », le 10 août, son propriétai­re, le milliardai­re Jimmy Lai, est interpellé à son domicile.
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À la une. « Nous continuero­ns le combat », proclame « Apple Daily » le 11 août. Cette édition s’écoule à plus de 500 000 exemplaire­s, contre 70 000 habituelle­ment.

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