Les miroirs de Raphaël Enthoven
« Le Temps gagné », sorte de confession d’un enfant du siècle, amusera autant qu’il agacera.
Il ne cache rien de ses mensonges, de ses petites bassesses et de la drogue dans laquelle il lui est arrivé de se réfugier.
Àquel moment le vilain petit canard prend-il conscience qu’il estw devenu un cygne ? C’est la question qui taraude Raphaël Enthoven tout au long des 528 pages du Temps gagné. Enfant battu par son beau-père, raconte-t-il, il doute, s’accuse, s’excuse avant de réaliser que si peu de choses justifiaient ces coups qu’il rapporte avec moult détails. Son entrée à Normal sup, ses succès avec les femmes et le reflet de son visage dans la vitre d’un train l’emmenant en classe de neige qui lui révèle sa beauté l’aident dans sa douloureuse mue. L’auteur tend aux autres et à lui-même des miroirs plus ou moins déformants dans lesquels chacun prend plaisir à se mirer. Figure tutélaire de cette galerie de portraits, son beau-père, sous la coupe de qui sa mère est tombée, héraut de la gauche culturelle bien-pensante, certain de son primat intellectuel, persuadé d’être le bien et que tout ce qui viendra déranger cette conviction mérite d’être rapetissé, annihilé, méprisé, passe un sale quart d’heure mérité. Le tableau du géniteur est plus mesuré et utilise toutes les couleurs du nuancier. Tantôt mon père ce héros, mon père ce Zorro, mon père ce zéro, il en fait une figure insaisissable mais attachante, à la légèreté réconfortante, à la culture littéraire rassurante et à la liberté enviable.
Les personnages secondaires de ce vaudeville bourgeois et littéraire exciteront l’attention des amateurs de romans à clé. On laissera chacun démasquer les noms d’emprunt, décrypter les scènes marrakchies, les raisons d’un mariage arrangé, les batailles d’ego, le pouvoir des femmes, les petites lâchetés, les grandes scènes du IV qui s’achèvent en mensonges auxquels personne ne croit.
Il faut voir dans Le Temps gagné un livre sur une génération désenchantée. Comment un enfant du divorce tiraillé entre deux modes de vie et deux schémas de pensée aux antipodes l’un de l’autre peut-il trouver sa place et se bâtir une logique, une colonne vertébrale, sans causer trop de dégâts chez lui et chez ses commensaux ? Cette confession d’un enfant du siècle trouvera son écho chez bien des trentenaires et quadragénaires dont les certitudes vacillent et qui ne parviennent pas à transformer la psychanalyse en une planche d’envol. Perce également la quête éperdue d’une figure paternelle additionnelle : ses professeurs, le philosophe Clément Rosset, quelques personnages de cinéma, des admirations passagères…
Raphaël Enthoven évite-t-il l’autocomplaisance ? Il ne cache rien de ses mensonges, de ses petites bassesses et de la drogue dans laquelle il lui est arrivé de se réfugier. L’auteur alterne les scènes littéraires et les facilités d’écriture, les aveux et les regrets, les bleus à l’âme et les noirs desseins, le « moi je » et les réflexions sur l’apprentissage de la vie. Pour illustrer son propos, l’auteur se compare à Rocky, boxeur au grand coeur capable d’encaisser les coups avec la même volonté qu’il met à en donner dans les instants décisifs. Enthoven Jr. s’identifie à ce héros très eighties qui, même l’âge venu, a triomphé des embûches et a su montrer failles et fragilités. L’honnêteté n’interdit pas l’habileté… Le lecteur est prévenu dès les premières pages : « Cette histoire est entièrement imaginée puisque je l’ai vécue d’un bout à l’autre. » On pourra objecter à l’auteur une relation presque morbide avec son statut de victime, des passages scatologiques évitables, des plaies mal refermées que l’écriture n’aide pas à cautériser, une mémoire sélective… Rien de grave !
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Le Temps gagné, de Raphaël Enthoven
(Les Éditions de l’Observatoire, 528 p., 21 €).