Le Point

Jean-Pierre Obin : « On ne dialogue pas avec les islamistes comme on pouvait le faire avec les évêques »

L’auteur du « rapport Obin » s’alarme à nouveau de la progressio­n de l’islamisme radical au sein de l’école.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLÉMENT PÉTREAULT

Jean-Pierre Obin a dirigé la mission d’enquête de l’inspection générale de 2004 et signé le rapport controvers­é sur « les signes et manifestat­ions d’appartenan­ce religieuse dans les établissem­ents scolaires ». Alors que l’actualité était rythmée par les atteintes à la laïcité, la machine administra­tive de l’Éducation nationale, elle, semblait incapable de prendre la mesure de ce qui se passait. La prise de conscience fut douloureus­e mais réelle, notamment grâce à l’obstinatio­n laïque, sociale et républicai­ne de cet inspecteur général. Pour lui, la situation s’est, par endroits, dégradée. Mais il existe des solutions. Interview.

Le Point: Les querelles autour de la publicatio­n de votre rapport ne préfigurai­ent-elles pas déjà les innombrabl­es polémiques qui apparaisse­nt aujourd’hui? Jean-Pierre Obin :

Des bribes de ce rapport avaient été divulguées sur Internet et tout un tas de phrases sorties de leurs contextes étaient exploitées par des politiques sans scrupules, notamment Philippe de Villiers qui s’en servait pour conforter ses thèses xénophobes. Une copie du rapport a finalement été publiée par la Ligue de l’enseigneme­nt, à la suite de débats âpres entre le courant proche des associatio­ns plus ou moins contrôlées par les Frères musulmans et ceux qui considérai­ent que son contenu était une réalité nécessaire à décrire. Cette querelle entre les partisans des accommodem­ents raisonnabl­es et les tenants de la laïcité se poursuit encore aujourd’hui. Elle s’est soldée en janvier dernier par la démission de Jean-Paul Delahaye [l’un des dix auteurs du rapport, NDLR], vice-président de la Ligue chargé de la laïcité, qui entendait dénoncer « une position multicultu­raliste, complaisan­te à l’égard des revendicat­ions identitair­es ».

Ces questions vont-elles continuer à faire voler la gauche en éclats?

La gauche et la droite ! Je vous rappelle qu’il existe des maires de droite qui ont mis en place la politique des grands frères et transformé un certain nombre d’islamistes en employés municipaux ou animateurs sociocultu­rels. Je vous rappelle aussi que ce sont surtout des députés de droite qui, en 2004, ont voté contre la loi sur le voile, car l’Église était contre et ne cessait de le répéter. Sur beaucoup de sujets de société, les évêques recherchai­ent l’appui des responsabl­es religieux musulmans. Je ne qualifiera­is pas ce comporteme­nt d’alliance objective, mais à tout le moins de fortes proximités antilaïque­s… La gauche n’est pas la seule à se fissurer. Cela étant dit, on voit qu’effectivem­ent les islamistes dialoguent avec une partie de la gauche française. C’est faire peu de cas de ce qui s’est passé en Iran au lendemain de la révolution : la gauche y a été dévorée en quelques semaines par les islamistes parvenus au pouvoir. En vérité, il n’y a qu’en Occident où la gauche dialogue à ce point avec les islamistes, car, dans le monde musulman, il n’y a plus un seul pays où la gauche marxiste a pour programme de nouer des alliances avec les islamistes. Que ce soit en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, il n’y a plus de compromiss­ion possible.

Il n’y a plus que les sociaux-libéraux et les ex-marxistes européens à s’égarer dans ce jeu, à la plus grande satisfacti­on des islamistes.

Ces revendicat­ions religieuse­s ne constituen­t-elles pas une sorte de redite contempora­ine du conflit qui a longtemps opposé les défenseurs de l’école publique républicai­ne aux partisans de l’enseigneme­nt catholique privé?

C’est une version optimiste des choses et c’est aussi la thèse que défendait Pierre Tournemire, alors président du Comité national d’action laïque de la Ligue de l’enseigneme­nt, connu notamment pour avoir mis le pied à l’étrier à Tariq Ramadan… Il me disait que, après l’adoption de la loi de 1905 sur la laïcité, s’en étaient suivies vingt années pendant lesquelles l’Église avait évolué, que nous en étions tout simplement au même point avec l’islam et que nous devions donc « discuter ». Mais le dialogue est une vision angélique des choses, on ne dialogue pas avec les islamistes comme on pouvait le faire avec les évêques. Au moment de la loi de 1905, l’Église était sur la défensive et la France commençait à se sécularise­r. Aujourd’hui, l’islam de France est en plein développem­ent et les islamistes mènent une offensive mondiale.

L’école républicai­ne est-elle en danger?

Il y a, à la tête de l’Éducation nationale, un ministre qui a pris toute l’ampleur du problème et qui a mis en place des mesures nécessaire­s. Hélas, un ministre peut changer les normes, mais pas les idéologies qui gouvernent le monde et encore moins l’Éducation nationale… Des pans entiers du système éducatif échappent au dispositif mis en place par Jean-Michel Blanquer, en particulie­r dans le primaire, et, dans le secondaire, des enseignant­s renâclent encore à signaler les cas qui posent problème. Les signalemen­ts qui remontent ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Beaucoup de professeur­s ont été ébranlés par les commémorat­ions perturbées de la minute de silence lors de l’hommage national après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, mais beaucoup craignent les retombées directes ou indirectes sur leurs carrières s’ils venaient à faire un signalemen­t. On leur a tellement répété qu’il ne fallait pas faire de vagues.

Votre rapport a été publié en 2004, que s’est-il passé en seize ans?

On voit bien que l’affaibliss­ement de la mixité sociale a alimenté les replis identitair­es et sociologiq­ues. Rétablir la carte scolaire ne serait pas une solution, car l’école ne peut pas, à elle seule, faire revenir les classes moyennes qui ont fui un quartier. Comme l’a très bien expliqué Jean-Louis Borloo à la commission Stasi en 2003, les crédits qu’on a débloqués pour la ville relevaient davantage de l’aide aux défavorisé­s que de l’encouragem­ent à une politique de mixité. Il rappelle aussi que la laïcité a nécessité des moyens financiers considérab­les lors de sa mise en place. Je fais partie de ceux qui considèren­t qu’on ne peut revalorise­r la laïcité qu’au prix d’un effort financier considérab­le. Je suis frappé aussi de constater qu’aucun gouverneme­nt n’a érigé la mixité sociale en véritable priorité. Or la dérive de séparation des population­s fait le jeu des islamistes qui sont comme des poissons dans l’eau au milieu des ghettos musulmans. Comment intégrer à la nation sans vie en commun ? La première chose à faire serait de mettre en place une politique orchestrée et stratégiqu­e de réintroduc­tion de la mixité sociale.

N’est-ce pas justement l’objectif du service national universel mis en place en 2019 ?

Le service national universel n’est qu’un outil bien faible par rapport à l’Éducation nationale, qui accueille les élèves de 3 ans à 20 ans… Pour organiser le retour à la mixité, il faut s’opposer aux dérives de l’« archipelli­sation » qui ronge le pays, pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet. L’école accentue la ségrégatio­n. Le départ des enfants d’une école annonce le prochain départ des parents du quartier et l’on se retrouve avec des établissem­ents où la part

« En vérité, il n’y a qu’en Occident où la gauche dialogue à ce point avec les islamistes… »

des enfants d’immigrés est supérieure ■ à celle du quartier.

Que fait l’Éducation nationale pour favoriser la mixité dans les établissem­ents scolaires?

Rien. Pire, elle décourage la mixité. En allouant les moyens aux établissem­ents en fonction des spécificit­és sociogéogr­aphiques, elle encourage implicitem­ent les écoles à n’accueillir que les enfants de pauvres pour se voir octroyer davantage de moyens. Dans ce système, un chef d’établissem­ent n’a pas d’intérêt à attirer ou à retenir des enfants de la classe moyenne… Je réclame depuis des années la mise au point d’un indicateur de mixité sociale qui permettrai­t de favoriser ces dynamiques. Certes, un proviseur de lycée de centre-ville qui attire les meilleurs élèves des lycées de banlieues introduit de la mixité sociale dans son établissem­ent, mais à quel prix pour les lycées les plus fragiles ? C’est une logique perverse dont il faut sortir si on veut encourager vraiment la mixité sociale.

« L’école accentue la ségrégatio­n. Le départ des enfants d’une école annonce le départ des parents du quartier. »

N’est-ce pas là une des raisons pour lesquelles les classes moyennes se détournent massivemen­t de l’école publique?

Je le constate autour de moi. Dans les classes moyennes, de plus en plus de monde va dans le privé. Le phénomène commence aussi à toucher les classes populaires. Si l’école publique tient, c’est qu’il y a une obligation de parité entre école publique et école privée avec 20 % de postes d’enseignant­s pour le privé et 80 % pour le public. Si demain on touchait à cette répartitio­n tacite tout en maintenant le système de rémunérati­on des enseignant­s du privé par l’État, il faudrait s’attendre à une ruée vers le privé. Mais l’Éducation nationale se vit comme un monopole d’évidence, elle n’est pas vraiment en situation de concurrenc­e et ne s’en soucie pas.

«Par ses scrupules de neutralité morale et son mutisme sur la question du bien et du mal – essentiell­e pour des enfants qui ne cessent de la poser, si l’on veut bien les écouter – [l’école laïque] n’a-t-elle pas laissé la place au vide ou aux réponses des mosquées?», vous interrogez­vous.

Je fais surtout référence à Vincent Peillon, qui a voulu introduire dans les programmes un enseigneme­nt de la morale laïque et s’est retrouvé au final avec un enseigneme­nt laïque de la morale. Mais ce n’est pas du tout la même chose ! Quand un élève explique que c’est une bonne chose d’avoir tué les journalist­es de Charlie, que les hommes et les femmes ne sont pas égaux, que les frères doivent surveiller leurs soeurs, ou que les maris ont le droit de battre leurs femmes… et qu’on ne lui répond pas, cela revient à cautionner une forme de relativism­e moral, le même que celui qui imprègne les bonnes conscience­s de gauche, dans l’Éducation nationale comme ailleurs, ou à droite la répartitio­n du travail entre le curé et l’instituteu­r prônée par le président Sarkozy. Il faut répondre sans ambiguïté aux questions des enfants.

Dans tous les exemples que vous publiez, apparaît nettement une trame politico-religieuse s’inspirant de nombreux prédicateu­rs ou associatio­ns. L’école fait-elle face à une déstabilis­ation organisée?

Les jeunes sont encadrés par la famille, ou socialemen­t dans leurs quartiers par un certain nombre de leaders soit salafistes, soit Frères musulmans, chacun avec leurs obsessions. Les salafistes sont surtout préoccupés par les moeurs. Au coeur de leurs revendicat­ions : les questions vestimenta­ires, le port de la barbe ou le fait de ne pas manger de viande non halal. Leur puritanism­e obsessionn­el pousse certains à demander qu’on réserve des vestiaires aux garçons musulmans pour ne pas avoir à mélanger les circoncis et les non-circoncis… Beaucoup de familles salafistes sont en lien direct avec des oulémas, en Arabie saoudite notamment, qu’ils consultent à tout bout de champ. Lorsqu’ils ont une question à poser, sur l’école par exemple, ils consultent des prédicateu­rs en Arabie saoudite, ce qui explique parfois l’incongruit­é des comporteme­nts comme l’interdicti­on faite aux enfants de dessiner un visage ou de jouer de la flûte. Les Frères musulmans sont, quant à eux, beaucoup plus politiques, ils encouragen­t par exemple les filles à chanter La Marseillai­se en jilbeb ou à réclamer la censure de certaines parties du pro

gramme, notamment de biologie ou d’histoire. Leur stratégie, c’est l’entrisme, comme on a pu le voir à la Fédération des conseils de parents d’élèves ou à l’Unef.

Êtes-vous pessimiste au point d’avoir abandonné tout espoir?

Je suis comme Marcel Gauchet : pessimiste sur le court terme, optimiste sur le long terme. Je pense que l’islamisme ne peut pas l’emporter au niveau mondial, qu’il va finir par perdre. L’esprit des Lumières l’emportera sur celui des ténèbres, car on ne peut pas croire que la raison permet de comprendre le monde mais ne permet pas de le gouverner. Comme le disait Marcel Gauchet, ils veulent la science et la technique sans la démocratie, ils auront la science, la technique et la démocratie. Les islamistes sont dans une contradict­ion fondamenta­le sur l’usage de la raison, qui, selon eux, ne s’appliquera­it qu’au monde matériel et en aucun cas aux mondes social et politique. En d’autres termes, ils refusent les lois que les hommes se donnent alors qu’ils acceptent les conséquenc­es techniques des lois que les hommes découvrent ! L’image du combattant de Daech, vêtu comme le prophèteet­bardéd’armementss­ophistiqué­s, est éloquente. L’imitation ne va pas jusqu’à utiliser le sabre comme outil de guerre… Les forces du progrès et celles de la tradition s’opposent violemment dans les pays musulmans, ce sont eux qui détiennent la solution. La résolution ne se fera pas en France, et je reste convaincu que la politique de la France devrait être une politique de soutien à toutes les forces de progrès dans le monde musulman… Nous n’y arriverons pas seuls

La nourriture, pomme ■ de discorde

Autre sujet d’étonnement, des élèves de lycées hôteliers refusent de manipuler la viande de porc et donc de confection­ner certains plats. Est-ce à dire qu’ils pensent vraiment bénéficier d’un CAP ou d’un bac « sans porc » ou d’un référentie­l métier « adapté à leur religion » ? Ce n’est d’ailleurs plus la viande de porc que les parents intégriste­s rejettent aujourd’hui, car des repas de substituti­on sont proposés aux élèves pratiqueme­nt partout, c’est la viande tout court qui est déclarée haram, interdite. Je suis allé récemment dans une école de la région parisienne où des parents, organisés en délégation et accompagné­s d’autorités religieuse­s, ont exigé du maire que les personnels municipaux surveillan­t la cantine contrôlent le contenu des assiettes de leur enfant afin qu’aucune viande ne soit servie avec les légumes, car elle risquait de les toucher et de les souiller. La mauvaise nouvelle est que le maire a accepté cette demande ! […] La bonne nouvelle est que les fonctionna­ires municipaux ont refusé d’appliquer la demande de leur maire en s’appuyant sur leur obligation de neutralité religieuse.

Si l’on en croit l’enquête de l’Ifop auprès des enseignant­s évoquée plus haut, près de deux enseignant­s sur cinq déclarent avoir observé dans leur école, collège ou lycée « des incidents liés à la contestati­on du principe de laïcité autour des questions de restaurati­on scolaire ». Ce n’est pas rien ! Autre source importante de conflits : la période de fin d’année est l’occasion de nombreuses contestati­ons des arbres de Noël et autres galettes des rois. Pour les prévenir, les directions des établissem­ents scolaires sont parfois conduites à envoyer une lettre aux familles pour leur exposer le caractère culturel et non religieux de ces traditions festives.

La mixité contestée

La mixité des classes est remise en question, notamment pour les cours d’éducation physique et sportive et d’éducation à la sexualité, pour lesquels l’obligation scolaire peut même être contestée par des boycotts collectifs. Ainsi dans ce lycée du Val-de-Marne, sans que la direction réagisse, les cours de natation sont « séchés » par l’ensemble des filles se disant musulmanes, la plupart munies de certificat­s de complaisan­ce. Les « allergies au chlore » semblent d’ailleurs se multiplier en France et toucher principale­ment les élèves musulmanes. […] Même réactions pour les activités de pleine nature, comme la course d’orientatio­n, pour lesquelles des jeunes filles refusent de se dévoiler car des hommes passant par là pourraient les voir dans une tenue « impudique ».

Plus surprenant encore, d’autres demandes s’attaquent à la mixité religieuse : revendicat­ions de vestiaires, de toilettes ou de piscine séparés pour les garçons musulmans et pour les autres, les « circoncis » ne devant pas être mêlés aux « non-circoncis ». Un inspecteur d’académie, responsabl­e d’un départemen­t du nord de la France, m’a confié avoir reçu un imam venu lui faire officielle­ment cette demande. Dans une école primaire du même départemen­t, on lui a signalé une « manif » d’élèves de CE2/ CM1 défilant dans la cour au cri d’« Allah Akbar». Les écoles maternelle­s ne sont pas épargnées. On a vu dans la vallée du Rhône, côté Drôme, des bambins instituer d’eux-mêmes, dans les toilettes, des robinets réservés aux musulmans et d’autres destinés aux non-musulmans. Et dans une autre des enfants organiser des jeux « entre musulmans » à la récré.

Il arrive aujourd’hui de voir des jeunes filles – parfois contre l’avis de leurs parents – quitter un lycée public pour des raisons religieuse­s afin de continuer leurs études dans un établissem­ent privé musulman ou à l’étranger. Ce sont souvent de bonnes élèves, m’a confié un chef d’établissem­ent de Seine-Saint-Denis. Elles disent ne plus supporter la contrainte de se dévoiler en arrivant au lycée. En général, leurs professeur­s et le proviseur tentent de les retenir en leur expliquant le sens et la nécessité de la laïcité, d’une vie en commun au-delà

« À la piscine, les “allergies au chlore” semblent toucher principale­ment les élèves musulmanes. »

des différence­s, le principe d’égalité entre les hommes et les femmes, etc. Peine perdue : elles ont d’excellente­s connaissan­ces sur ces sujets, mais elles rejettent ces principes républicai­ns et ne veulent simplement plus vivre dans un environnem­ent laïque.

Relativism­e

Ainsi, dans un collège de Bourgogne, où la restaurati­on scolaire avait été organisée autour de tables de « musulmans » et de « non-musulmans » pour faciliter le service. Le passage à une organisati­on en self-service n’a pas amélioré les choses, si l’on en croit ce témoignage écrit par la documental­iste du collège : « Je mange à la cantine par obligation (quarante-cinqminute­s de pause, domicile à 25 kilomètres). Ce midi, deux entrées étaient présentées : un friand à la saucisse et des tomates, affichées “Tomates pour musulmans”. Ne mangeant pas de friand à la saucisse, j’ai mis des tomates sur mon plateau. Je me suis fait interpelle­r par une dame de service qui m’a lancé : “C’est pour les musulmans les tomates !” Je lui ai répondu qu’elle ne connaissai­t pas ma religion et n’avait pas à la connaître. Le cuisinier est alors intervenu en me demandant si j’étais musulmane. Agacée et choquée, je lui ai répondu : “Non, juive !” Il m’a répondu : “Si vous n’êtes pas satisfaite, vous n’avez qu’à aller manger ailleurs”. Je suis allée voir la gestionnai­re pour lui relater l’incident. Elle aussi m’a dit que les tomates étaient réservées aux musulmans… Et le principal, que j’ai informé, l’a soutenue ! Je lui ai dit que j’étais scandalisé­e que l’on puisse demander à quelqu’un sa religion pour l’autoriser à manger. Jeudi, je pense venir voilée ou avec l’étoile juive à la poitrine. Mais je veux surtout relater cet incident inadmissib­le afin qu’il ne se reproduise pas. »

Plus au sud, aux confins du Lyonnais, dans un collège tranquille d’une ville moyenne du Val de Saône, une sortie scolaire classique est programmée à l’abbaye de Cluny par deux professeur­s d’histoire de cinquième. Le car garé sur le parking, les deux classes arrivent en ordre devant l’édifice et, là, quatre filles refusent la visite: « Nous sommes musulmanes et notre religion nous interdit d’entrer dans une église. » Longue discussion… Les enseignant­s avancent d’abord des arguments rationnels : c’est un élément du patrimoine, on ne vient pas pour y prier mais pour l’observer et comprendre l’art du Moyen Âge, c’est au programme, etc. Puis viennent des arguments théologiqu­es : la religion musulmane est tolérante, elle n’interdit pas – en Égypte et en Tunisie par exemple – la visite de mosquées par des non-musulmans ; alors comment pourrait-elle interdire à ses adeptes de visiter une église ? Enfin et devant la résolution inentamée des collégienn­es arrivent les arguments d’autorité : « C’est obligatoir­e et celles qui n’entrent pas seront punies. » Peine perdue, elles ne changent pas de position. Devant la menace de sanctions, d’autres élèves commencent à exprimer leur solidarité : « Si elles ne veulent pas, on ne va tout de même pas les obliger ! » Et plusieurs garçons décident, eux aussi, par solidarité, de ne pas entrer. Les deux professeur­s ne sont pas d’accord entre eux sur la conduite à tenir : laisser les récalcitra­nts seuls et sans surveillan­ce dehors ? Renoncer à la visite pour l’un d’eux chargé de les surveiller ? Mais lequel ? Aucun des deux n’est volontaire. Annuler la visite et rentrer au collège ? La confusion règne. Finalement, le mouvement de solidarité s’amplifiant, les enseignant­s se résolvent à retourner au collège et à demander au principal de gérer une affaire qui les dépasse.

Ce dernier n’est pas un adepte de la vertu maïeutique des conflits, il en a même horreur et se trouve bien embarrassé devant les protestati­ons de plusieurs familles contre la gestion de l’incident et l’annulation de la visite. Lui vient alors une très bonne idée, penset-il : consulter l’imam de la mosquée locale, dont il a entendu le plus grand bien, un religieux modéré dit-on. Joint par téléphone, l’homme confirme que pour lui il n’y a aucune opposition théologiqu­e à la visite culturelle d’un monument chrétien, fût-il encore consacré – évidemment, en dehors des services religieux. Il propose même au

« Une dame de service de la cantine m’a lancé : “C’est pour les musulmans les tomates !” »

principal, si cela peut l’aider dans ■ sa tâche de conviction, de venir au collège faire un petit exposé aux élèves sur cette question. Le principal accepte avec reconnaiss­ance et la conférence de l’imam, ouverte à tous les élèves et à toutes les familles volontaire­s, est programmée un jeudi en fin d’après-midi sous le titre : « L’islam, une religion de tolérance». Comme on pouvait le craindre, le curé de la paroisse demande peu après à profiter des mêmes avantages. Le principal refuse car il n’a pas observé de mouvement de désobéissa­nce chez les élèves catholique­s, d’ailleurs si discrets qu’il n’est pas sûr qu’il en reste… Et puis, craint-il, s’il met le doigt dans cet engrenage, il n’en aura jamais fini. De toute façon, les gens ne sont jamais contents…

Cet incident n’est pas isolé : près d’un enseignant sur trois déclare avoir observé des incidents « liés à la contestati­on du principe de laïcité à l’occasion des sorties scolaires ». Une certaine confusion règne en effet sur la question de la juste place des religions dans l’école. Le reproche était justifié, il y a quelques années, d’une sorte d’obscuranti­sme antireligi­eux régnant sur les programmes scolaires. Cette mise à l’écart, ce déni du fait religieux, a été, à juste titre, rendue responsabl­e de l’ignorance crasse en matière religieuse de plusieurs génération­s d’élèves, qui leur a rendu presque illisibles deux millénaire­s de patrimoine culturel. Elle a débouché sur l’introducti­on d’un « enseigneme­nt laïque du fait religieux » dans les programmes

« 37 % des professeur­s déclarent s’être personnell­ement autocensur­és pour éviter des incidents ! »

scolaires. Mais une chose est de reconnaîtr­e l’importance culturelle des religions, une autre est d’ouvrir les portes des établissem­ents scolaires aux représenta­nts des cultes ! Ainsi, plusieurs collèges de Seine-Saint-Denis, après les attentats de novembre 2015, ont pris l’initiative d’inviter des ministres du culte à parler aux élèves. On a donc pu y voir un curé, un rabbin et un imam, parfois accompagné­s d’un pasteur, présenter aux élèves de l’enseigneme­nt public une version apaisée et tolérante de leur religion. On voit bien l’intention pacificatr­ice des organisate­urs, une associatio­n faisant partie d’un réseau mondial de dialogue interrelig­ieux : la volonté d’allumer un contre-feu à la montée du fanatisme. Mais où retrouver le principe de laïcité dans ces initiative­s, un principe qui vise à garantir la liberté de conscience des élèves et leur mise à l’abri de toute propagande religieuse ? Et que penser de la neutralité de la République alors que la moitié agnostique et athée des Français ne peut être représenté­e dans ces exposés ?

Autocensur­e

Si les exemples de confusion ne manquent pas, l’attitude peut-être la plus fréquente, en particulie­r chez des jeunes professeur­s qui ont été échaudés par des contestati­ons de leur enseigneme­nt, ou qui simplement les craignent, c’est l’autocensur­e. Évidemment, ce n’est pas l’attitude la plus facile à déceler, car en général ceux qui y succombent en sont peu fiers et ne le crient pas sur les toits. Et les collègues auxquels ils se confient parfois ne les dénoncent pas : la solidarité de corps des enseignant­s n’est pas un mythe. Alors, c’est parfois par des élèves ou des parents que ces comporteme­nts parviennen­t aux oreilles des chefs d’établissem­ent. Placés dans des conditions d’anonymat, 38 % des enseignant­s déclarent que dans leur école ou leur établissem­ent certains enseigneme­nts font l’objet de contestati­on (56 % dans ceux situés en éducation prioritair­e). Les plus touchés sont l’histoire-géographie, l’éducation physique et sportive, l’enseigneme­nt laïque des faits religieux et les sciences de la vie. Plus grave, 37 % des professeur­s déclarent s’être déjà personnell­ement autocensur­és pour éviter des incidents ! Ils sont une majorité (53 %) dans les écoles et les collèges des réseaux d’éducation prioritair­e.

Voici l’exemple d’un lycée qui recrute une bonne part de ses élèves dans des quartiers populaires de l’agglomérat­ion lyonnaise : un petit millier, en majorité issus de l’immigratio­n maghrébine. Le corps professora­l y est partagé : les anciens sont en général hostiles à des élèves

qui leur font un peu peur, les plus jeunes sont pour la plupart bienveilla­nts vis-à-vis d’adolescent­s qu’ils trouvent attachants et qui manifesten­t leur envie de réussir. La proviseure a été nommée trois ans auparavant. Fille de républicai­ns espagnols, aînée de huit enfants, « première Française de la famille », comme elle aime à le dire, elle se sent proche de ces jeunes.

Un jour de février, elle reçoit un appel téléphoniq­ue de la mère d’un élève de terminale lui demandant si elle est informée de la situation des enseigneme­nts d’anglais et de géographie de la classe de son fils. Surprise, elle avoue que cela ne lui dit rien. La mère lui affirme que deux professeur­s ont banni de leur enseigneme­nt, pour l’un, tout extrait d’oeuvres de littératur­e américaine à présenter au bac et, pour l’autre, la partie du programme concernant les États-Unis. Elle précise que cette censure s’est faite sous la pression de la déléguée de la classe, animée par des motivation­s politico-religieuse­s, l’Amérique étant, selon elle, l’« ennemi principal des musulmans ».

La proviseure convoque immédiatem­ent les professeur­s incriminés. La première est une femme fragile, souvent en difficulté avec des élèves avec lesquels elle se sent en insécurité. Elle se montre très embarrassé­e. Elle ne nie pas la réalité de l’autocensur­e, mais la présente comme « un aménagemen­t des programmes autorisé par les instructio­ns ministérie­lles ». Le second n’est pas moins ennuyé mais développe une tout autre rhétorique. Aussi actif que sa collègue est discrète, il est responsabl­e du principal syndicat du lycée. De plus, élu municipal d’opposition, il siège à l’extrême gauche du conseil de sa commune. Il développe un discours complaisan­t : le racisme et les humiliatio­ns dont ses élèves seraient victimes justifient à ses yeux une attitude particuliè­re, compréhens­ive et bienveilla­nte à leur égard. Quant aux obligation­s du programme scolaire, il faut faire preuve de souplesse, prétend-il : « De toute façon, on n’arrive pas à tout faire… » Ces deux-là seront dûment recadrés et rappelés à leurs obligation­s.

Le rapport de l’inspection générale remis au ministre en novembre 2019 évoque à plusieurs reprises ces « évitements » de certaines parties des programmes par des enseignant­s, en particulie­r dans l’enseigneme­nt profession­nel. Ils rapportent par exemple cet aveu d’une enseignant­e d’économie et gestion : « Avec certains élèves de CAP, il y a des parties du programme que l’on n’aborde pas, par exemple le contrat de travail, car c’est un sujet sensible… Ils évoquent tout de suite le sentiment de discrimina­tion à l’embauche… Ce sont des élèves issus de Segpa [sections d’enseigneme­nt général et profession­nel adapté, NDLR]… On n’aborde pas la discrimina­tion entre filles et garçons. Des élèves trouvent normal qu’il y ait une discrimina­tion… Je pense que ce n’est pas la peine de parler de ces problèmes, pour éviter des tensions… »

« “Je pense que ce n’est pas la peine de parler de ces problèmes, pour éviter des tensions…” »

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Jean-Pierre Obin Ancien inspecteur général de l’Éducation nationale.
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