Le Point

Saint François Mauriac, priez pour nous

Pour le cinquanten­aire de la mort de l’écrivain journalist­e, son mythique Bloc-notes est réédité. Un bonheur de lecture et d’intelligen­ce qui ne doit pas faire oublier les travers du personnage…

- PAR FRANZ-OLIVIER GIESBERT

E n littératur­e, il y a plusieurs types de journaux. Ou bien ils sont à la gloire de l’auteur, qui travaille à son autopromot­ion. Ou bien, chose plus rare, ils auraient pu être écrits par son pire ennemi. Ou bien ils racontent une époque. Le Bloc-notes de François Mauriac, paru dans L’Express, puis dans Le Figaro littéraire, procède des trois genres en même temps.

On dit souvent de Mauriac qu’il était meilleur chroniqueu­r qu’écrivain. Le poète et le dramaturge sont oubliés, recouverts de pelletées de terre. Quant à l’auteur du Sagouin ou de Thérèse Desqueyrou­x, il n’a certes jamais cassé trois pattes à un canard, mais c’était un bon façonnier, une sorte de Maupassant de poche du Sud-Ouest qui sait trousser des histoires.

Le chroniqueu­r rehausse-t-il le romancier ? Le tenancier du plus célèbre des Bloc-notes écrit pur, sans gras, en se regardant sans arrêt dans la glace. Aussi décrépit soit-il, il s’aime comme s’il avait 20 ans. Ivre de componctio­n et de contenteme­nt, il ne rate jamais une occasion de se tresser des couronnes, n’hésitant pas à épiloguer longuement sur la grand-croix de la Légion d’honneur qui lui est décernée, sur propositio­n du général de Gaulle, en 1958.

Homosexuel caché, contrairem­ent à André Gide ou à Julien Green, il est perpétuell­ement dans la pose et ne nous offre jamais un moment de doute, d’abandon. Aspergé d’eau bénite et confit de bons sentiments, son Bloc-notes sent cette odeur de renfermé si particuliè­re des sacristies, les anciens enfants de choeur me comprendro­nt. Pour un peu, on dirait que Mauriac concourt pour une place dans Le Grand Livre des saints, entre saint François d’Assise et saint François de Paule.

Au fil des pages et des jours, Mauriac repousse toujours plus loin les limites de la fatuité. Il revient souvent sur son « oeuvre », un mot qu’il affectionn­e, son prix Nobel reçu en 1952, ou encore les dernières nouvelles de l’Académie française, dont il aura été l’un des parangons pendant près de quatre décennies. Il ne souffre pas qu’un gougnafier ait osé écrire que sa littératur­e « n’avait pas de dimension cosmique » et lui répond, blessé, en long et en large, qu’il ne se sent pas à l’étroit dans le monde intérieur, celui des âmes.

Il y a beaucoup de puérilité dans ce grand homme qui ne cesse de se rapetisser en érigeant sans répit sa statue. Un comporteme­nt assurément peu catholique quand on a tout le temps le mot de Dieu à la bouche. Tout le contraire de celui de l’immense Simone Weil, qui écrivait dans La Pesanteur et la Grâce que, pour accéder à la vérité du monde, il faut « se dépouiller » de sa « royauté imaginaire ». Devant la bouffissur­e

de Mauriac, on a envie de l’inviter à descendre un moment de son ciel pour lui intimer, comme les anciens maîtres d’école, d’écrire cinquante fois sur son cahier la grande phrase de l’Ecclésiast­e, qui ne figure manifestem­ent pas parmi ses lectures : « Vanité des vanités, tout est vanité. »

D’où vient, alors, l’espèce de fringale qui vous prend quand on entame la lecture de ce monument journalist­ique qu’est ce Bloc-notes publié en coédition par Robert Laffont et Mollat dans la collection « Bouquins » ? C’est que ce livre nous parle de nous et qu’il est resté incroyable­ment actuel quand l’auteur évoque, par exemple, « l’effroyable disproport­ion entre l’Histoire et les petits hommes qui se bousculent pour la faire ».

Ou quand il note qu’en France « la droite et la gauche sont la trop équivoque expression d’une inimitié foncière, enracinée dans les siècles ». Et de rappeler qu’après les Gaulois et les Francs, les seigneurs du Nord contre les Albigeois, « Armagnacs et Bourguigno­ns, huguenots et catholique­s, patriotes et émigrés, antidreyfu­sards et dreyfusard­s, collaborat­eurs et résistants donnent des noms successifs à cette haine ininterrom­pue, diversemen­t colorée par les remous de l’Histoire. »

S’il porte à de Gaulle le regard énamouré que devait avoir, dans sa grotte de Lourdes, Bernadette Soubirous pour la Vierge Marie, c’est parce que le Général a été l’un des rares personnage­s historique­s à réaliser la synthèse entre toutes ces passions, ces remugles. Ce qui n’empêche pas Mauriac d’avoir un gros faible pour Mendès France ou un petit pour Mitterrand.

Un style qui perce, éventre, dépiaute, comme une épée, où s’enchaînent les vacheries sur ses contempora­ins et les formules qui claquent.

Rajeunir en vieillissa­nt. Pour couronner le tout, fascinante est la prescience de Mauriac qui, avec son oeil de lynx, lui permet d’avoir plusieurs années d’avance sur tant de sujets, à commencer par l’inévitable décolonisa­tion en Algérie ou le nécessaire retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958. Avec ça, un style qui perce, éventre, dépiaute, comme une épée, où s’enchaînent les vacheries sur ses contempora­ins et les formules qui claquent : « Il ne sert à rien à l’homme de gagner la Lune s’il vient à perdre la Terre. »

Ces pages sont un bonheur de lecture et d’intelligen­ce. Il serait complet si l’auteur consentait, de temps en temps, à laisser son habit vert d’académicie­n brodé d’or sur un portemante­au pour se présenter à nous nu et sans apprêt, comme un écrivain, un vrai. Même si, comme l’observe son préfacier et biographe Jean-Luc Barré, il n’a cessé de rajeunir en vieillissa­nt, il y a chez Mauriac quelque chose qui le retient sur son estrade où, toujours en représenta­tion dans la comédie des apparences, il n’est jamais vraiment lui-même.

En attendant, ses chroniques sont très souvent irrésistib­les : avec ses contradict­ions et son honnêteté, il nous donne une grande leçon de journalism­e, denrée périssable s’il en est. Obsédé par la postérité, ce « discours aux asticots », comme disait Céline, François Mauriac croyait qu’il y accéderait par la littératur­e. Las ! C’est, ô paradoxe, la recension de l’éphémère qui l’a sorti du purgatoire où il purgeait sa peine depuis sa mort, en 1970.

Son Bloc-notes reste un témoignage incomparab­le sur un temps englouti que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître et dont il égrène, entre fulgurance­s, bondieuser­ies, saillies ou nécrologie­s, les notes d’un long glas. Il nous prouve la débilité du vieux dicton qui prétend que le journalism­e mène à tout, à condition d’en sortir. Que resterait-il de son « oeuvre » sans ce magistral et majestueux Journal ?

Le Bloc-notes, de François Mauriac. Préface de Jean-Luc Barré, édition établie et annotée par Jean Touzot (« Bouquins », Robert Laffont/ Mollat, 2 tomes, 1 344 p., 32 € chacun).

À lire aussi Correspond­ance intime, de François Mauriac. Réunie et présentée par Caroline Mauriac (« Bouquins », Robert Laffont, , 768 p., 30 €). François Mauriac, biographie intime, de Jean-Luc Barré (Éditions Pluriel, 736 p., 15 €).

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En apesanteur. François Mauriac dans son domaine de Malagar, en 1959.

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