Pauline Baer, une affaire de famille
La soeur d’Édouard et Julien Baer s’est lancée dans une chasse aux oeuvres volées à son arrière-grand-père par les nazis.
Dans les familles, les psychanalystes le savent bien, il arrive que certains récits transmis sans être questionnés occultent la réalité des faits. Ces «mythologies» ne sont pas toujours fausses, mais elles sont au minimum incomplètes, et ont surtout le pouvoir fascinant de faire écran, une génération après l’autre, à l’essentiel de la véritable histoire familiale. Chez les Baer, il existe une version « officielle » dont personne n’avait jusque-là douté: l’aïeul Jules Strauss, banquier, esthète et grand collectionneur, propriétaire d’un bel ensemble de meubles et de tableaux, aurait vendu sa collection après la crise de 1929 pour soutenir financièrement ses gendres en faillite. En somme, si cette collection merveilleuse qui comptait des oeuvres de Renoir, Sisley et Degas n’a pas été transmise aux générations suivantes, si aucun des petits-enfants et arrière-petits-enfants n’a hérité dumobilierraffinéquimeublait–lesphotosl’attestent– l’appartement que Jules Strauss et sa femme Marie-Louise occupaient jadis avenue Foch, il ne s’agirait là que d’un bête revers de fortune. Cette version n’est pas fausse: des ventes Strauss ont effectivement eu lieu, dont une très importante en 1932 – le catalogue existe. Mais ce récit occulte un élément central. Jules Strauss, mort en 1943 à Paris, était juif. Une réalité qui n’est pas étrangère au fait que sa collection ait entièrement échappé à sa descendance.
Longtemps, comme ses frères, ses cousins, ses oncles et tantes, Pauline Baer a négligé cette évidence – cet « éléphant dans la pièce », disent les psys. Mais comme pour ne plus jamais l’oublier, des fenêtres de l’appartement où elle a emménagé il y a trois ans, elle peut désormais observer les longs toits gris du Louvre: le musée est juste de l’autre côté de la Seine. Or, le 13 avril 2017, le Louvre s’est défait d’un dessin du peintre italien Giovanni Battista Tiepolo, Un berger, officiellement restitué aux ayants droit de Jules et Marie-Louise. Et si cette restitution a eu lieu, s’il ne fait désormais aucun doute que ce dessin a bien été spolié pendant la guerre au collectionneur Jules Strauss, si d’autres biens et tableaux vont probablement encore être rendus à ses descendants dans les années qui viennent, c’est que Pauline, à plus de 40 ans et un peu par hasard, a enfin formulé les questions que tout le monde, dans sa brillante famille, s’était consciencieusement abstenu de poser.
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Dans un livre formidable, La Collection disparue, ■ elle fait aujourd’hui le récit de cette enquête qu’elle s’est un jour décidée à mener sur les traces d’un arrière-grand-père dont elle ne savait rien ou presque, une enquête qui l’a conduite durant deux ans dans les bibliothèques des grands musées parisiens et allemands et dans d’innombrables centres d’archives, où elle s’est mise à fouiller un peu sans méthode, dans un désordre et une fébrilité inouïs. Et où elle a trouvé ce que sa famille occultait depuis tant d’années… « Ce n’est pourtant pas mon métier, mais, dans ces archives, je me sentais à l’aise, j’avais une sorte d’instinct pour solliciter les bonnes personnes, ouvrir immédiatement la bonne boîte, en tirer le bon papier. J’ai fait ces recherches presque dans un état d’ivresse, avec le sentiment d’avoir, enfin, trouvé ma place… » Lorsque, au printemps 2017, elle annonce à ses deux grands frères, Édouard et Julien Baer, qu’une première restitution liée à ses recherches va avoir lieu au ministère de la Culture, c’est peu dire qu’ils sont épatés. Pour une fois, Pauline mène une entreprise jusqu’au bout…
Dans cette famille de grands bourgeois fantaisistes et instruits, les hommes brillent, les femmes restent en retrait. Le grand-oncle, René Baer, a écrit des chansons pour Léo Ferré. L’oncle et le cousin, Michel et Andrew Strauss, ont été de grands experts chez Sotheby’s, spécialisés notamment, il n’y a pas de hasard, dans la peinture impressionniste. Le père, surtout. Philippe Baer, mort alors que Pauline avait 22 ans, énarque et conseiller à la Cour des comptes, s’est naguère vu interdire l’entrée à Normale Sup à cause des lois antijuives. Il s’est engagé dans la 2e DB et a fait la campagne d’Alsace. Un homme droit, modeste bien qu’immensément cultivé, qui a écrit un mémoire sur Marcel Proust et récite les yeux fermés Mallarmé à table. Il est le centre de gravité trop vite disparu de ses trois enfants devenus un peu saltimbanques. Julien, l’aîné, est auteur et interprète de chansons délicates. Édouard, on ne le présente pas, histrion génial et comédien à multiples facettes, est l’enfant du milieu qui attire toute la lumière médiatique. Et Pauline dirige des ateliers d’écriture et des séances de «déblocage créatif », alors qu’elle se rêve écrivain, c’est un comble, sans parvenir à écrire le moindre livre. Elle a bien un jour envoyé une nouvelle à son parrain, Jean d’Ormesson, qui fut le grand ami de son père. « Mais, à 40 ans, ça a été la panique, j’ai pris conscience que je n’avais encore rien fait, et que je n’avais rien à dire. » Rien à dire, vraiment ? D’Ormesson avait offert un cahier, pour l’inciter à écrire, à Philippe. Sans succès… D’ailleurs, ce dernier, victime d’attaques cérébrales, a fini sa vie cruellement aphasique. Dans les familles, il arrive un moment où ceux qui savent, ceux qui peuvent encore livrer des indices sur la vraie version de l’histoire commune ne seront bientôt plus en mesure de parler. C’est en prenant conscience que sa tante Nadine, soeur de son père, avait déjà atteint un âge vénérable que la benjamine de Philippe s’est décidée à poser des
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« J’ai vu beaucoup de gens se noyer dans ce genre de recherches, mais Pauline a quand même réussi à ne pas perdre pied. » L’antiquaire Alexis Kugel