Le Point

Du Haut-Karabagh à Charlie Hebdo, le combat d’un siècle

- Étienne Gernelle

Il voulait achever Charlie Hebdo. Le second attentat de la rue Nicolas-Appert confirme la définition de Churchill : « Un fanatique est quelqu’un qui ne change pas d’avis et ne veut pas changer de sujet. » Ce sont des journalist­es de la société de production Premières Lignes qui ont subi les attaques au hachoir, mais c’est bien Charlie – dont les locaux ne se trouvent plus là – qui était une nouvelle fois visé. Le cauchemar serait-il sans fin ? Riss, patron du journal dont la rédaction a été décimée en 2015 pour avoir revendiqué sa liberté, confiait dans ces colonnes la semaine dernière que tout cela durerait « cinquante ans ». La perspectiv­e est terrifiant­e. Le nombre de personnes, de lieux qu’il faudrait protéger donne le vertige.

Le mode opératoire aussi. Le suspect principal, originaire du Pakistan, pays ravagé par l’islamisme depuis des décennies, et qui a de nouveau connu des manifestat­ions anti-Charlie Hebdo après la republicat­ion des caricature­s, n’était pas connu du renseignem­ent français. La menace terroriste mute (voir p.40), et il est bien difficile d’en dessiner les contours. Sommes-nous préparés à cela ? La réponse n’est pas que policière. Elle touche à notre capacité collective à résister. À exercer, selon l’expression de Carlo Strenger dans son essai Le Mépris civilisé (1), « le droit qu’a le monde libre de défendre ses valeurs fondamenta­les », c’est-à-dire les Lumières. La vague actuelle de cancel culture, qui consiste à instiller le doute sur la légitimité de ces piliers philosophi­ques, est à ce titre préoccupan­te. De là à affirmer que l’adversaire a aussi ses raisons, il n’y a qu’un pas… La seule bonne nouvelle, dans cette triste époque, c’est qu’au quart d’heure de célébrité auquel les assassins aspirent répond le véritable héroïsme de certains, comme Youssef, celui qui a poursuivi le terroriste de la rue Nicolas-Appert jusque dans le métro. On ne peut qu’éprouver de la tristesse quand on sait qu’il a passé une dizaine d’heures en garde à vue, mais surtout de l’admiration pour son courage. Puisse-t-il inspirer la France.

Le combat n’est certes pas que français. L’islamisme tue, et dans de nombreux pays. Principale­ment dans des pays musulmans, d’ailleurs. Et certains apprentis sorciers comme le despote turc Recep Tayyip Erdogan ne se privent pas de l’instrument­aliser. Bien avant que le conflit du Haut-Karabagh ne redémarre, la semaine dernière, Erdogan avait chauffé à blanc l’Azerbaïdja­n, pays dont il a encore parlé, depuis, comme d’un « pays frère », reprenant sa formule d’« une nation, deux États ». Mais jusqu’où va la « nation » d’Erdogan ? Le national-islamisme qu’il professe désigne des ennemis : les Arméniens (dont il nie le génocide en 1915), les Kurdes et l’Occident, notamment ces temps-ci la France… Son culte du passé ottoman, son offensive tous azimuts, en Libye, en Méditerran­ée orientale ou en Syrie, font craindre des lendemains pénibles. Et répétitifs. Mais le plus inquiétant est peut-être que tout cela se double d’une alliance avec les Frères musulmans, histoire de ratisser un peu plus large. Erdogan, qui a pris la peine de s’en prendre à Charlie Hebdo il y a quelques semaines, soigne cette internatio­nale islamiste afin, c’est transparen­t, d’en apparaître comme le chef. Et ceci est une stratégie de long terme. Serons-nous assez endurants ?

(1) Belfond, 2016.

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