Mont-Blanc, un sac de noeuds au sommet
Montagne fragile, le massif du Mont-Blanc est durement frappé par le réchauffement climatique. Glaciers en voie de disparition, effondrements rocheux en hausse : le bilan n’est pas très reluisant. Dans ce contexte, s’opposer à la protection du seigneur des Alpes, c’est se conduire en vieux ronchon et aller contre le sens de l’Histoire. « Mais quand on a vu le texte, on s’est étranglés, raconte Claude Gardien, guide de haute montagne, porteur de l’inscription de l’alpinisme au Patrimoine immatériel de l’Unesco (PCI). Le dossier scientifique est approximatif. On jette des chiffres sur la table. On borne des zones où personne ne va. Et, surtout, on crée une aire de protection pour limiter une activité, l’alpinisme, désormais protégée par un texte d’audience internationale. »
Ce projet d’arrêté de protection des habitats naturels (APHN) vise à réglementer les problèmes de survol et d’atterrissage, et à discipliner les ascensionnistes sur la voie normale menant au sommet du mont Blanc, depuis Saint-Gervais. Il fait suite à la venue d’Emmanuel Macron cet hiver sur la mer de Glace, juste avant les municipales, alors que la France préside la Convention alpine et accueille le Congrès mondial de la nature de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature). Les contours de cet arrêté ont été tracés avec les élus et les usagers de la montagne, sous l’égide d’Emmanuelle Wargon, secrétaire d’État auprès de la ministre de la Transition écologique, et dans le cadre de la loi sur la biodiversité. Mais, fin août, il est retoqué par les élus de Chamonix. Il fait grincer les professionnels et questionne les habitants, qui lui reprochent de ne pas prendre en compte les problèmes de pollution, la vallée de l’Arve, lieu de passage des poids lourds, ayant été baptisée la « vallée de la mort ».
Ordre de la montagne. L’homme qui a murmuré à l’oreille de Macron est le maire de Saint-Gervais, Jean-Marc Peillex, vaillant chevalier qui traque les menaces portant atteinte à l’ordre de la montagne. « J’ai écrit au président de la République que ça ne pouvait plus continuer comme ça et qu’il fallait réglementer avant que le mont-Blanc ne devienne une poubelle et l’objet d’incivilités. » Ce grand chamane providentiel a fait de la voie royale l’itinéraire de toutes les transgressions et de la chasse aux
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« hurluberlus » son mode ■ d’action et de communication. Tomber dans les filets de ses brigades blanches pour un crampon mis à l’envers, monter avec un chien au refuge du Goûter (3820 mètres), c’est se voir exposé sur Twitter, comme au tribunal de la sorcellerie. Des méthodes moyenâgeuses ? « Pas du tout. Il y a trois ans, j’ai dit que je dénoncerais tous les actes d’incivilité et d’irrespect. Qu’on montre leur visage, j’assume. »
Cet arrêté de protection des habitats naturels couvre un périmètre qui s’étend jusqu’à l’aiguille du Midi, sur le territoire de Chamonix. Or, d’après Bernard Debarbieux, chercheur en géographie politique et culturelle à l’Université de Genève, « dans cette partie de la haute montagne, il y a des enjeux touristiques mais très peu d’enjeux écologiques. La nature du mont Blanc, c’est-à-dire la glaciologie et la géologie, n’est pas menacée par la fréquentation. » Même son de cloche chez Vincent Neirinck, de l’association Mountain Wilderness. « Il y a très peu de bestioles. L’enjeu écologique est dans les corridors, dans les liaisons avec les espaces du bas, avec la réserve des Contamines, qui ne sont pas pris en compte par cet arrêté. » Mais, pour Jean-Marc Peillex, « il fallait trouver un outil pour aller vite. On sait qu’on peut mieux faire – on y travaille d’ailleurs, et j’espère bien qu’on va faire un parc national. Qui l’a rendu impossible il y a trente ans ? Les Chamoniards ! »
La critique porte également sur l’atteinte à la solidarité montagnarde. L’arrêté prévoit notamment de limiter à trois le nombre d’alpinistes par cordée, d’interdire le bivouac et la « divagation ». « Il peut être salvateur de se regrouper, précise Claude Gardien. Et le bivouac fait partie des gestes de l’alpinisme. L’évocation du terme “divagation” dénie aux alpinistes le choix de leur itinéraire, sous prétexte de la présence d’autres alpinistes en contrebas. Il faut, à ce compte-là, interdire la quasi-totalité des itinéraires des Alpes et d’ailleurs. » Quant aux opérations de secours, « elles seront toujours trop nombreuses, mais le savoir-faire des secouristes professionnels est reconnu par le texte du PCI ».
Surfréquentation. Or le texte réglementaire s’appuie sur la reconnaissance au PCI de l’alpinisme pour justifier l’interdiction de tout ce qui ne correspond pas à de l’alpinisme, alors que le libre accès à la haute montagne en est un des principes fondateurs. « C’est très paradoxal, car l’État français, par le biais du ministère de la Culture, a fait un très joli travail d’accompagnement, défendant la liberté de pratique et le respect de l’environnement », analyse Bernard Debarbieux, qui est aussi le président du conseil scientifique de l’inscription de l’alpinisme au PCI. Le texte pointe la surfréquentation, l’accidentologie (voir encadrés) et le manque de formation des candidats à l’ascension.
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Or les accidents sont aussi liés aux équipements facilitant la progression de personnes qui montent en baskets. « 80 % des victimes d’accidents au Goûter sont des gens qui tombent en solitaire. Le lien de la cordée est zappé. Or le solo est une pratique élitiste », souligne David Ravanel, ex-président de la Compagnie des guides de Chamonix.
Pour le Groupe de haute montagne, la voie normale qui mène au Goûter « n’est plus vraiment un problème, confie son président, Christian Trommsdorff. Il y a quelques cas particuliers, mais, dans la rue, il y a aussi des gens qui font pipi contre les murs à la sortie des boîtes de nuit ». La grande nouveauté de l’APHN par rapport à l’arrêté estival – qui n’est assorti d’aucune sanction –, c’est que des amendes adaptées aux infractions pourront être infligées. Le maire de Chamonix, Éric Fournier, fils de cristalliers, rappelle qu’« aujourd’hui, le moindre écart est médiatisé sur les réseaux sociaux. Il ne faudrait pas que, sous prétexte de régler ce problème, on crée un outil qui remette en cause la pratique ». La ville qui a porté la candidature de l’alpinisme à l’Unesco n’a pas voulu que ce dossier lui échappe, mais elle s’est fait piéger en acceptant d’y inclure son territoire, notamment les accès historiques, là où est né l’alpinisme et où il n’y a pas de problème particulier. « Chamonix a voulu être partie prenante et ont été englobées des choses qui n’ont rien à voir. C’est un cas d’école où le mécanisme de prise de décision devient absurde », analyse Christian Trommsdorff.
Cette affaire illustre les enjeux politiques autour du point culminant de la France. «Territoire du vide », le site est classé en 1952. L’idée d’un parc international a échoué, personne ne voulant vivre à l’intérieur d’un enclos. Elle a abouti à la création de l’«Espace Mont-Blanc » et de la Conférence transfrontalière Mont-Blanc (CTMB), son organe politique de pilotage. Depuis trente ans, on ne peut pas dire que l’Espace MontBlanc, géré par les collectivités locales et sans existence juridique, se soit illustré par des mesures de protection et de développement. « Il n’a jamais rien fait de sa vie, appuie Peillex, alors que je me bats depuis dixsept ans tout seul pour faire bouger les choses. » Les choses pourraient bouger dans le cadre du projet d’inscription du massif du Mont-Blanc à l’inventaire du Patrimoine mondial de l’Unesco. Pour le maire, « un classement donne une visibilité énorme et la possibilité de pénétrer des marchés internationaux. Mais, si on ne dit pas comment on gère cette surexposition, on va tuer notre pays. » Pour les écologistes, cet arrêté de protection des habitats naturels, même s’il est tiré par les cheveux, « pose une pierre dans la construction de cette protection globale du massif», commente Vincent Neirinck.
« Usine a gaz ». Dans ce contexte, la prolongation de la voie de chemin de fer qui monte au refuge du Nid-d’Aigle et la construction d’une gare pour abriter les voyageurs ne devraient pas poser de problème. « Il faut terminer l’oeuvre inachevée des anciens, précise Jean-Marc Peillex au sujet de ce projet autorisé en 2007. Quant à l’ancien refuge du Goûter, qui devait être démonté, le maire lui promet un nouvel avenir. « Ceux qui ont construit le nouveau ont dit que l’ancien allait se casser la figure. Il est toujours là, il a été désamianté. L’ancien aura une capacité de 40 couchages et se présentera comme un refuge d’antan. » Le flambant refuge du Goûter, qui a coûté plus de 5 millions d’euros, ne serait finalement pas si écologique. « C’est une usine à gaz. La station d’épuration, calée sur celle des sous-marins, ne fonctionne pas, les panneaux solaires sont mal placés. Des milliers de litres de gazole sont montés en hélicoptère. Les architectes ont fait leur oeuvre, mais, pour la montagne, c’est une erreur collective, et j’en porte ma part de responsabilité. » Le vrai problème que révèle l’arrêté de protection (qui devrait entrer en vigueur en 2021), mais qu’il ne règle pas, c’est le mal-développement de la montagne, fait d’excès et de dérives aménagistes, de dépendance au tourisme et au carbone. Affaire à suivre
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