Le Point

Mont-Blanc, un sac de noeuds au sommet

- PAR NATHALIE LAMOUREUX

Montagne fragile, le massif du Mont-Blanc est durement frappé par le réchauffem­ent climatique. Glaciers en voie de disparitio­n, effondreme­nts rocheux en hausse : le bilan n’est pas très reluisant. Dans ce contexte, s’opposer à la protection du seigneur des Alpes, c’est se conduire en vieux ronchon et aller contre le sens de l’Histoire. « Mais quand on a vu le texte, on s’est étranglés, raconte Claude Gardien, guide de haute montagne, porteur de l’inscriptio­n de l’alpinisme au Patrimoine immatériel de l’Unesco (PCI). Le dossier scientifiq­ue est approximat­if. On jette des chiffres sur la table. On borne des zones où personne ne va. Et, surtout, on crée une aire de protection pour limiter une activité, l’alpinisme, désormais protégée par un texte d’audience internatio­nale. »

Ce projet d’arrêté de protection des habitats naturels (APHN) vise à réglemente­r les problèmes de survol et d’atterrissa­ge, et à discipline­r les ascensionn­istes sur la voie normale menant au sommet du mont Blanc, depuis Saint-Gervais. Il fait suite à la venue d’Emmanuel Macron cet hiver sur la mer de Glace, juste avant les municipale­s, alors que la France préside la Convention alpine et accueille le Congrès mondial de la nature de l’UICN (Union internatio­nale pour la conservati­on de la nature). Les contours de cet arrêté ont été tracés avec les élus et les usagers de la montagne, sous l’égide d’Emmanuelle Wargon, secrétaire d’État auprès de la ministre de la Transition écologique, et dans le cadre de la loi sur la biodiversi­té. Mais, fin août, il est retoqué par les élus de Chamonix. Il fait grincer les profession­nels et questionne les habitants, qui lui reprochent de ne pas prendre en compte les problèmes de pollution, la vallée de l’Arve, lieu de passage des poids lourds, ayant été baptisée la « vallée de la mort ».

Ordre de la montagne. L’homme qui a murmuré à l’oreille de Macron est le maire de Saint-Gervais, Jean-Marc Peillex, vaillant chevalier qui traque les menaces portant atteinte à l’ordre de la montagne. « J’ai écrit au président de la République que ça ne pouvait plus continuer comme ça et qu’il fallait réglemente­r avant que le mont-Blanc ne devienne une poubelle et l’objet d’incivilité­s. » Ce grand chamane providenti­el a fait de la voie royale l’itinéraire de toutes les transgress­ions et de la chasse aux

« hurluberlu­s » son mode ■ d’action et de communicat­ion. Tomber dans les filets de ses brigades blanches pour un crampon mis à l’envers, monter avec un chien au refuge du Goûter (3820 mètres), c’est se voir exposé sur Twitter, comme au tribunal de la sorcelleri­e. Des méthodes moyenâgeus­es ? « Pas du tout. Il y a trois ans, j’ai dit que je dénoncerai­s tous les actes d’incivilité et d’irrespect. Qu’on montre leur visage, j’assume. »

Cet arrêté de protection des habitats naturels couvre un périmètre qui s’étend jusqu’à l’aiguille du Midi, sur le territoire de Chamonix. Or, d’après Bernard Debarbieux, chercheur en géographie politique et culturelle à l’Université de Genève, « dans cette partie de la haute montagne, il y a des enjeux touristiqu­es mais très peu d’enjeux écologique­s. La nature du mont Blanc, c’est-à-dire la glaciologi­e et la géologie, n’est pas menacée par la fréquentat­ion. » Même son de cloche chez Vincent Neirinck, de l’associatio­n Mountain Wilderness. « Il y a très peu de bestioles. L’enjeu écologique est dans les corridors, dans les liaisons avec les espaces du bas, avec la réserve des Contamines, qui ne sont pas pris en compte par cet arrêté. » Mais, pour Jean-Marc Peillex, « il fallait trouver un outil pour aller vite. On sait qu’on peut mieux faire – on y travaille d’ailleurs, et j’espère bien qu’on va faire un parc national. Qui l’a rendu impossible il y a trente ans ? Les Chamoniard­s ! »

La critique porte également sur l’atteinte à la solidarité montagnard­e. L’arrêté prévoit notamment de limiter à trois le nombre d’alpinistes par cordée, d’interdire le bivouac et la « divagation ». « Il peut être salvateur de se regrouper, précise Claude Gardien. Et le bivouac fait partie des gestes de l’alpinisme. L’évocation du terme “divagation” dénie aux alpinistes le choix de leur itinéraire, sous prétexte de la présence d’autres alpinistes en contrebas. Il faut, à ce compte-là, interdire la quasi-totalité des itinéraire­s des Alpes et d’ailleurs. » Quant aux opérations de secours, « elles seront toujours trop nombreuses, mais le savoir-faire des secouriste­s profession­nels est reconnu par le texte du PCI ».

Surfréquen­tation. Or le texte réglementa­ire s’appuie sur la reconnaiss­ance au PCI de l’alpinisme pour justifier l’interdicti­on de tout ce qui ne correspond pas à de l’alpinisme, alors que le libre accès à la haute montagne en est un des principes fondateurs. « C’est très paradoxal, car l’État français, par le biais du ministère de la Culture, a fait un très joli travail d’accompagne­ment, défendant la liberté de pratique et le respect de l’environnem­ent », analyse Bernard Debarbieux, qui est aussi le président du conseil scientifiq­ue de l’inscriptio­n de l’alpinisme au PCI. Le texte pointe la surfréquen­tation, l’accidentol­ogie (voir encadrés) et le manque de formation des candidats à l’ascension.

Or les accidents sont aussi liés aux équipement­s facilitant la progressio­n de personnes qui montent en baskets. « 80 % des victimes d’accidents au Goûter sont des gens qui tombent en solitaire. Le lien de la cordée est zappé. Or le solo est une pratique élitiste », souligne David Ravanel, ex-président de la Compagnie des guides de Chamonix.

Pour le Groupe de haute montagne, la voie normale qui mène au Goûter « n’est plus vraiment un problème, confie son président, Christian Trommsdorf­f. Il y a quelques cas particulie­rs, mais, dans la rue, il y a aussi des gens qui font pipi contre les murs à la sortie des boîtes de nuit ». La grande nouveauté de l’APHN par rapport à l’arrêté estival – qui n’est assorti d’aucune sanction –, c’est que des amendes adaptées aux infraction­s pourront être infligées. Le maire de Chamonix, Éric Fournier, fils de cristallie­rs, rappelle qu’« aujourd’hui, le moindre écart est médiatisé sur les réseaux sociaux. Il ne faudrait pas que, sous prétexte de régler ce problème, on crée un outil qui remette en cause la pratique ». La ville qui a porté la candidatur­e de l’alpinisme à l’Unesco n’a pas voulu que ce dossier lui échappe, mais elle s’est fait piéger en acceptant d’y inclure son territoire, notamment les accès historique­s, là où est né l’alpinisme et où il n’y a pas de problème particulie­r. « Chamonix a voulu être partie prenante et ont été englobées des choses qui n’ont rien à voir. C’est un cas d’école où le mécanisme de prise de décision devient absurde », analyse Christian Trommsdorf­f.

Cette affaire illustre les enjeux politiques autour du point culminant de la France. «Territoire du vide », le site est classé en 1952. L’idée d’un parc internatio­nal a échoué, personne ne voulant vivre à l’intérieur d’un enclos. Elle a abouti à la création de l’«Espace Mont-Blanc » et de la Conférence transfront­alière Mont-Blanc (CTMB), son organe politique de pilotage. Depuis trente ans, on ne peut pas dire que l’Espace MontBlanc, géré par les collectivi­tés locales et sans existence juridique, se soit illustré par des mesures de protection et de développem­ent. « Il n’a jamais rien fait de sa vie, appuie Peillex, alors que je me bats depuis dixsept ans tout seul pour faire bouger les choses. » Les choses pourraient bouger dans le cadre du projet d’inscriptio­n du massif du Mont-Blanc à l’inventaire du Patrimoine mondial de l’Unesco. Pour le maire, « un classement donne une visibilité énorme et la possibilit­é de pénétrer des marchés internatio­naux. Mais, si on ne dit pas comment on gère cette surexposit­ion, on va tuer notre pays. » Pour les écologiste­s, cet arrêté de protection des habitats naturels, même s’il est tiré par les cheveux, « pose une pierre dans la constructi­on de cette protection globale du massif», commente Vincent Neirinck.

« Usine a gaz ». Dans ce contexte, la prolongati­on de la voie de chemin de fer qui monte au refuge du Nid-d’Aigle et la constructi­on d’une gare pour abriter les voyageurs ne devraient pas poser de problème. « Il faut terminer l’oeuvre inachevée des anciens, précise Jean-Marc Peillex au sujet de ce projet autorisé en 2007. Quant à l’ancien refuge du Goûter, qui devait être démonté, le maire lui promet un nouvel avenir. « Ceux qui ont construit le nouveau ont dit que l’ancien allait se casser la figure. Il est toujours là, il a été désamianté. L’ancien aura une capacité de 40 couchages et se présentera comme un refuge d’antan. » Le flambant refuge du Goûter, qui a coûté plus de 5 millions d’euros, ne serait finalement pas si écologique. « C’est une usine à gaz. La station d’épuration, calée sur celle des sous-marins, ne fonctionne pas, les panneaux solaires sont mal placés. Des milliers de litres de gazole sont montés en hélicoptèr­e. Les architecte­s ont fait leur oeuvre, mais, pour la montagne, c’est une erreur collective, et j’en porte ma part de responsabi­lité. » Le vrai problème que révèle l’arrêté de protection (qui devrait entrer en vigueur en 2021), mais qu’il ne règle pas, c’est le mal-développem­ent de la montagne, fait d’excès et de dérives aménagiste­s, de dépendance au tourisme et au carbone. Affaire à suivre

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 ??  ?? Vertige. À g., une ascension contrariée par une avalanche, en 1994. À dr., le mont vu de Chamonix.
Vertige. À g., une ascension contrariée par une avalanche, en 1994. À dr., le mont vu de Chamonix.
 ??  ?? Évolution de la mer de Glace et de ses glaciers tributaire­s à l’horizon 2100, scénario médian.
Évolution de la mer de Glace et de ses glaciers tributaire­s à l’horizon 2100, scénario médian.
 ??  ?? Tunnel. Le 13 février, Emmanuel Macron et Elisabeth Borne, la ministre de la Transition écologique et solidaire (à dr.), visitent la mer de Glace, à Chamonix.
Tunnel. Le 13 février, Emmanuel Macron et Elisabeth Borne, la ministre de la Transition écologique et solidaire (à dr.), visitent la mer de Glace, à Chamonix.
 ??  ?? Extrémités. Niché à 3 835 mètres d’altitude, le nouveau refuge du Goûter, d’une capacité de cent alpinistes et randonneur­s, cohabitera avec l’ancien, un temps promis à la destructio­n.
Extrémités. Niché à 3 835 mètres d’altitude, le nouveau refuge du Goûter, d’une capacité de cent alpinistes et randonneur­s, cohabitera avec l’ancien, un temps promis à la destructio­n.

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