Soif de libertés dans les pays musulmans
Les printemps arabes ont entraîné un tour de vis contre les citoyens. Sauf en Tunisie, où la démocratie progresse, malgré les embûches.
«Ce dont le monde arabe a le plus besoin, c’est de la liberté d’expression. » Le titre de la dernière chronique écrite par le journaliste saoudien Jamal Khashoggi avant son assassinat reste, à l’heure du procès de l’attentat contre Charlie Hebdo, toujours aussi pertinent. Quand le Washington Post publia le texte, il y a deux ans, son auteur venait d’être découpé en morceaux par des agents saoudiens dans le consulat du royaume à Istanbul. L’étouffement de la parole dénoncé par Khashoggi est emblématiquedelarépressiondel’ensembledeslibertésindividuelles dans la quasi-totalité des pays musulmans.
En Iran, l’avocate des droits de l’homme Nasrin Sotoudeh, condamnée à douze ans de prison, a fait quarante-cinq jours de grève de la faim depuis le 11 août. En Algérie, le journaliste prodémocratie Khaled Drareni s’est vu infliger deux ans ferme en appel le 15 septembre. Ces exemples ne sont pas des exceptions mais la règle. Séparation des pouvoirs, sécurité et dignité des personnes, liberté de mouvement, de religion, d’association, sont des concepts qui n’ont guère cours dans la plupart des pays à majorité musulmane. C’est vrai dans des théocraties comme l’Iran, des monarchies comme l’Arabie saoudite, des républiques comme le Pakistan, et aussi dans les rares pays officiellement laïcs, comme la Syrie.
Une étude que vient de publier l’influent cercle de réflexion américain Cato Institute fait ressortir des niveaux de liberté extrêmement bas pour l’ensemble des pays à majorité musulmane. Pire, la situation s’est dégradée depuis dix ans, en raison du regain de despotisme qui a suivi, dans beaucoup de pays, les « printemps arabes ». Et l’indice de démocratie libérale calculé par l’université suédoise de Göteborg place 20 pays musulmans dans les 35 les plus mal notés.
Même des pays qui se prétendent démocratiques comme la Turquie répriment les libertés car les partis islamistes, lorsqu’ils arrivent au pouvoir par la voie électorale, n’ont de cesse de museler leurs opposants, de restreindre les droits des femmes et de brimer les minorités religieuses ou ethniques. Pour les tenants de l’islam politique, « la démocratie illibérale n’est pas une contingence malheureuse mais un système auquel ils aspirent », a écrit le politologue américain Shadi Hamid.
En quoi l’islam politique favorise-t-il la dérive antilibérale ? Feu le juriste tunisien Mohamed Charfi, qui fut le président de la Ligue des droits de l’homme dans son pays, a expliqué dans son livre testament* que le problème est d’abord culturel. La faiblesse du mouvement réformateur dans l’islam a figé le droit musulman au cours des siècles. La contradiction croissante entre ses règles de vie et la modernité a plongé la religion du prophète dans une crise intellectuelle que Charfi comparait à celle vécue par le christianisme lors de la Réforme. « Pour les musulmans, il n’y aura pas de développement sans liberté », écrivait-il.
Dans les pays où les musulmans sont minoritaires, leur situation n’est souvent guère enviable. C’est le cas en Chine, où les Ouïghours sont incarcérés en masse, ou en Inde, où les hindous au pouvoir édictent des règles discriminatoires. Sur l’ensemble de la planète, les chercheurs de l’institut Cato
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L’indice de démocratie libérale de l’université de Göteborg place 20 pays musulmans dans les 35 les plus mal notés.
ont calculé que 1,8 milliard de musulmans, sur un total ■ estimé à 1,9 milliard, vivent dans des pays où le niveau des libertés est inférieur à la moyenne !
La leçon est amère à l’heure du procès Charlie et des turbulences qui l’accompagnent : à part quelques pays d’Afrique de l’Ouest comme le Burkina ou le Sénégal, c’est essentiellement en Europe et en Amérique que les musulmans peuvent vivre de la manière la plus libre. Dans le monde arabe, seule la Tunisie fait exception, depuis la révolution qui a chassé Ben Ali en 2011. Selon l’ONG américaine Freedom House, elle est, avec Israël, le seul pays de la région Afrique du Nord-Moyen-Orient qui puisse être considéré comme vraiment libre. Cela rend d’autant plus précieuse l’expérience de démocratisation qui y est menée. Partis laïcs et religieux sont parvenus, malgré d’immenses difficultés, à trouver un compromis historique autour d’une Constitution d’inspiration libérale. Ce progrès démontre qu’il n’y a pas de fatalité dans l’islam. Et que la liberté, là comme ailleurs, est un combat qui peut être gagné
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Islam et liberté, le malentendu historique, de Mohamed Charfi (Albin Michel).