Nous ne sommes pas tous américains
Si l’influence culturelle des États-Unis en France est indéniable, elle butera heureusement toujours sur une opposition dans certains domaines.
La mort de la juge de la Cour suprême américaine Ruth Bader Ginsburg a suscité des hommages venus du monde entier. Au-delà, certains Français n’ont pas hésité à partager sur les réseaux sociaux leur inquiétude pour l’avenir des grandes causes progressistes. Que les anxieux se rassurent : la disparition de cette juge illustre n’aura aucune influence sur l’avortement, l’immigration ou encore l’accès à la santé dans notre pays.
Bien entendu, pour la vie politique américaine, la mort de Ginsburg, dont Donald Trump vient de choisir la successeur, la juge conservatrice Amy Coney Barrett, ne sera pas sans conséquences. Trump ayant déjà nommé deux juges conservateurs depuis son arrivée à la Maison-Blanche, l’instance judiciaire suprême comptera six juges de droite et trois de gauche si le choix de Barrett est confirmé par le Sénat. Or la judiciarisation de la politique américaine est aujourd’hui si avancée que le tournant conservateur de la cour n’a rien d’anodin.
En revanche, si la politique internationale américaine a un effet non négligeable sur la politique française, celle-ci n’a pas grand-chose à voir avec la politique intérieure d’outre-Atlantique. Comme l’expliquait dans nos pages le chroniqueur au New York Times Ross Douthat (voir Le Point n° 2495), tandis que par le passé la politique américaine a pu influencer les pays européens, cet effet se produit désormais en sens inverse, les ÉtatsUnis ayant été particulièrement marqués par les débats européens sur l’immigration, le terrorisme et le Brexit.
Mais le pouvoir américain n’est-il pas plus culturel que politique ? Tocqueville a voulu découvrir les États-Unis car il pressentait le caractère irrésistible de la révolution démocratique. Sa prédiction s’est réalisée, puisque la « démocratie », qui désignait pour lui moins un régime qu’une vision du monde égalitaire, s’est déployée en Europe dans l’ombre de l’Amérique. Ou encore, dans les années 1980, la « révolution conservatrice » de Reagan, transformation idéologique avant d’être politique, a séduit les dirigeants européens. Aujourd’hui, la « cancel culture » américaine gagne du terrain en France. Dans l’ensemble, le poids culturel des États-Unis, des outils numériques au divertissement en passant par la recherche scientifique, est spectaculaire.
Cependant, même dans ce domaine, jamais la France n’a accepté cette hégémonie sans réserves. Les implantations américaines ne réussissent que lorsqu’elles résonnent avec notre propre culture, et encore, elles donnent lieu à des mélanges et non des transpositions directes : la « cancel culture » fonctionne chez nous car elle fait appel à des comportements humains universels, mais aussi parce que la « dénonciation », en France, a une longue histoire. Inversement, le « néolibéralisme » n’y a jamais pris, car il rentre en conflit avec notre préférence pour la centralisation et le dirigisme. Et même si l’Amérique, comme l’a montré Jean-François Revel dans Ni Marx ni Jésus, nous a ouvert le chemin d’une nouvelle révolution libérale dès les années 1960, sa déclinaison française est restée… française. De nos jours, l’opinion des Français sur les grands enjeux de société a peu de rapports, dans ses détails, avec celle des Américains en raison de trajectoires propres à chaque pays.
Le plus étonnant est que ceux-là mêmes qui regrettent l’influence culturelle américaine contribuent à son ancrage en se montrant fatalistes. La prophétie autoréalisatrice joue à plein. N’est-il pas temps de préserver l’exception culturelle française dans son sens le plus large ?
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Le néolibéralisme n’a jamais pris en France, car il rentre en conflit avec notre préférence pour la centralisation.