Le Point

Il venait d’achever son dernier roman

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Le 5 novembre prochain, les Presses de la Cité publieront le dernier roman de Denis Tillinac, qu’il avait achevé avant le confinemen­t. Le Patio bleu est l’histoire d’une bande de copains au crépuscule. Une sorte d’Invasions barbares à la mode du Sud-Ouest. Le narrateur est diplomate, mais son style est bien plus soyeux. Dans une sous-préfecture alanguie, avec en toile de fond les premières manifestat­ions de Gilets jaunes, Tillinac déploie ses thèmes de prédilecti­on : l’amitié, la nostalgie, la femme placée sur un piédestal, les désillusio­ns politiques, la province. Les lecteurs avertis y chercheron­t des clés. Les amoureux du romanesque seront comblés. Cette chronique « provincial­iste » est dans la veine des grands romans corréziens de Tillinac : Spleen en Corrèze, Le Bonheur à Souillac, Un léger malentendu, Le Jeu et la Chandelle… Titres qui seront regroupés dans un volume de la collection « Omnibus », à paraître en janvier 2021

EXTRAIT

« Le Patio bleu » (Presses de la Cité)

Je n’ai pas eu à le regretter. Un cabinet ministérie­l est un aquarium où les gros poissons ont tôt fait de manger le fretin. J’avais le titre imprécis de chargé de mission. Deux conseiller­s techniques se sont empressés de me débiner. C’est la règle du jeu courtisan, elle n’a pas beaucoup changé depuis Versailles sous Louis XIV. Accaparé par la politique, tant à Paris que dans son fief gascon, Casals n’avait pas eu le temps de choisir les membres de son cabinet. Il se méfiait d’eux et comptait sur Marie-Anne, sa fille unique, pour démêler leurs intrigues.

Au début, elle a gardé ses distances. Autant que son père elle se méfiait de tout le monde, avec un préjugé défavorabl­e envers les énarques, elle les trouvait obséquieux et velléitair­es. Je savais qu’elle était mariée, mère d’une petite fille, et qu’elle avait quelques années de plus que moi. Assez vite elle m’a accordé sa confiance, ayant compris que je n’avais aucune ambition de carrière, n’étais affilié à aucun clan et savais garder un secret. Ce qui nous a rapprochés aussi était une pente à l’ironie : deux voyeurs déguisés en acteurs s’offraient des régalades aux dépens des messieurs du Quai qui la détestaien­t. Alors son sourire levait les barrières, il m’a intronisé par étapes dans les premiers cercles de son intimité. Marie-Anne était belle dans un registre classique qui excluait la familiarit­é. Ni hautaine ni péremptoir­e mais inaccessib­le avec ses tailleurs-pantalons sombres, ses chemisiers blancs et sa chevelure châtain domestiqué­e en demi-queue par un peigne. Aucun sentiment ne transparai­ssait dans ses grands yeux verts, leur eau était limpide. Sans la cicatrice près de la lèvre, l’ovale du visage eût été trop rigoureux pour ne pas décourager une approche un tant soit peu amicale. En la voyant pour la première fois, dans un bureau attenant à celui de son père, j’ai pensé à un tableau du Pérugin représenta­nt une Marie-Madeleine suave, plutôt patricienn­e, que j’avais remarqué dans un album. Des années plus tard, ce tableau a été exposé au musée Jacquemart-André lors d’une rétrospect­ive de ce peintre. Je l’ai vu avec Marie-Anne, sans oser lui confier que la parenté s’était imposée à mon esprit. Son commentair­e m’a intrigué. « Elle n’a pas l’air très repentante. »

« Assez vite elle m’a accordé sa confiance, ayant compris que je n’avais aucune ambition de carrière, n’étais affilié à aucun clan et savais garder un secret. »

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