Le Point

Armor-lux, la maille à l’endroit

La bonneterie bretonne, spécialisé­e dans le vestiaire marin, traverse la crise sans un faux-pli.

- PAR PIERRE-HENRI ALLAIN

Sur les hauteurs de Quimper, des bâtiments d’un blanc immaculé barrés de rayures bleues annoncent d’emblée la couleur. Impossible de manquer l’usine Armor-lux, qui a érigé la marinière en étendard et décline aujourd’hui ce tricot devenu iconique sur tous les tons. À l’intérieur des bâtiments, des dizaines d’ouvrières s’affairent quotidienn­ement autour de leurs machines à coudre ou à découper les tissus. Mais, dans la nuit du samedi 14 au dimanche 15 mars, dès l’annonce de la fermeture des commerces « non essentiels », tout a basculé dans le cauchemar. Le président d’Armor-lux, Jean-Guy Le Floch, contacte immédiatem­ent les quelque 80 boutiques Armor-lux en France pour leur demander de baisser le rideau pour une durée indétermin­ée. La production des vêtements marins dans les trois usines hexagonale­s est réduite à peau de chagrin, portant, pendant une semaine, le nombre d’employés au chômage à 500 sur un effectif global de 580 personnes, avec des réembauche­s progressiv­es. Seuls quelques salariés, éparpillés sous le vaste hangar de production de Quimper avec masques et gel hydroalcoo­lique, continuent de travailler pour assurer certaines commandes à l’export, les expédition­s pour des clients institutio­nnels et le e-commerce. Sans oublier la confection de masques, qui monte (très) vite en puissance…

« Cela a été très brutal, confie Le Floch, qui a négocié une ligne de crédit avec la Banque publique d’investisse­ment en avril. Mais notre premier souci a été de préserver la santé morale et physique de nos salariés, tout en cherchant comment on pouvait traverser au mieux cette tempête et assurer la pérennité de l’entreprise. » Six mois plus tard, cela semble être chose faite. La crise sanitaire n’a entraîné aucun licencieme­nt, et la baisse du chiffre d’affaires devrait être contenue entre 3 et 5 %, avec un résultat net qui devrait rester positif sur l’année. Trois raisons expliquent cette résilience : la production massive de masques pendant le confinemen­t (3 millions d’unités), une forte croissance du commerce en ligne et de bonnes ventes en été, portées par le gros flux de touristes dans la région Bretagne.

La qualité d’abord. Retour en arrière. Connu à l’origine exclusivem­ent pour son tricot rayé, ce fleuron de l’économie bretonne a su élargir sa gamme en proposant une large panoplie de vêtements marins : cabans, vareuses, polaires, pulls marins, parkas… Tout en restant intransige­ant sur ses fondamenta­ux : une exigence de qualité née d’un savoir-faire ancestral, profondéme­nt ancré dans son terroir. Armor-lux est une sorte de cas d’école dans l’industrie textile hexagonale, qui ne compte aujourd’hui qu’une poignée d’enseignes à avoir conservé de tels modes de fabricatio­n, en grande partie manuels et artisanaux. Ce défi a pu être relevé non par un seul homme mais par deux associés : Jean-Guy Le Floch, 66 ans, fils d’instituteu­rs originaire de Carhaix et diplômé de l’université Stanford, et Michel Guéguen, 66 ans, natif de Coray (Finistère) et ingénieur chimiste. En 1993, quand ces deux amis de longue date décident de reprendre la Bonneterie d’Armor et sa marque Armor-lux, la partie est loin d’être gagnée. Fondée en 1938 par un entreprene­ur suisse, Walter Hubacher, la société a connu des fortunes diverses. Après les épreuves de la Seconde Guerre mondiale, elle a bénéficié d’une forte expansion dans les années 1950 et jusqu’aux années 1980, où elle a compté jusqu’à 600 salariés. La marque Armor-lux profitait alors de la nouvelle popularité du célèbre tricot à rayures, à l’origine simple tenue de travail

« Notre premier souci a été de préserver la santé morale et physique de nos salariés. »

Jean-Guy Le Floch, président d’Armor-lux

des matelots de la Marine nationale. ■ Mais après ces vents porteurs, la Bonneterie d’Armor accuse une nette perte de vitesse, due à la crise du textile et à une image vieillissa­nte. Lorsque Le Floch et Guéguen, alors à Paris et travaillan­t dans le groupe Bolloré, apprennent que l’entreprise est à vendre, ils jugent l’occasion trop belle. « Je voulais revenir en Bretagne, et puis, c’était un vieux rêve de jeunesse de me mettre à mon compte, raconte Le Floch, aujourd’hui président d’Armor-lux tandis que son associé est directeur général. D’autre part, avec Michel, on s’était toujours dit que si on devait reprendre une affaire, ça serait ensemble. »

Déferlante mondiale. Pour relancer la marque, les deux complices, qui ont contracté un prêt de 35 millions de francs, tablent sur un atout majeur : la notoriété dont elle jouit en Bretagne, où tous les foyers ou presque ont connu les sous-vêtements Armor-lux. Reste à en dépoussiér­er l’image. Les dirigeants se tournent vers le styliste japonais Akira Onozuka – disciple d’Issey Miyake – et sa maison de couture Zucca, qui vont, en travaillan­t formes, coloris et lignes épurées, profondéme­nt renouveler la gamme de vêtements marins. Tout en relançant incidemmen­t ses débouchés au Japon, pays grand amateur de marinières. Las ! Dès le milieu des années 1990, les accords de l’Organisati­on mondiale du commerce, qui ouvrent, dans un premier temps, le marché français aux importatio­ns européenne­s, vont porter un sérieux coup à l’entreprise, avec des vêtements venant d’Espagne, du Portugal ou d’Italie, où les coûts de revient sont moitié moins élevés.

« Pour faire face à cette nouvelle donne, il a fallu redoubler de vigueur commercial­e, souligne Le Floch. Avec quelque 300 opératrice­s dans les ateliers de confection, il a aussi fallu trouver de nouveaux marchés pour remplir l’usine. » Objectif atteint en 1998, quand Armor-lux obtient un premier marché de pulls et de polos pour La Poste. En 2004, l’entreprise publique lui confie l’habillemen­t de ses 130 000 facteurs. Un marché colossal. « Signés pour quatre ou cinq ans, les contrats avec La Poste, en sécurisant le remplissag­e des ateliers de confection, ont représenté une véritable assurance-vie contre la concurrenc­e mondiale exacerbée », se félicite le président. D’autant que, dès 2005, avec la fin des quotas sur le textile en Europe, c’est « la grande déferlante mondiale ». Qu’à cela ne tienne, la société quimpérois­e va multiplier les contrats d’habillemen­t profession­nel. Avec La Poste, donc, qui a encore renouvelé ses commandes en 2015, mais aussi la SNCF, Leroy-Merlin, Monoprix, Intermarch­é ou Carrefour. Soit un marché global qui représente aujourd’hui 40 % de son chiffre d’affaires.

Cette performanc­e n’en cache pas moins un paradoxe. C’est en effet pour maintenir ses ateliers en France qu’Armor-lux a finalement dû délocalise­r une partie de sa production à l’étranger, à commencer par la fabricatio­n des vêtements profession­nels. C’était le seul moyen de rester compétitif sur des appels d’offres très disputés. 60 % de la production totale de l’entreprise est désormais réalisée en Roumanie, en Bulgarie, au Maroc, en Tunisie ou en Inde, tandis que les marinières destinées aux particulie­rs

sont toujours tricotées à Quimper et qu’Armor-lux produit encore 40 % de ses vêtements en France : un exploit, dans le contexte de l’industrie textile mondiale. La stratégie des deux dirigeants aura en tout cas permis à l’entreprise de rester à flot face à une concurrenc­e féroce. Avec un chiffre d’affaires qui n’a cessé de grimper, pour atteindre 96 millions d’euros en 2019, mais aussi avec une production haut de gamme qui propose 1 700 nouveaux modèles chaque année et dispose d’un laboratoir­e qualité réalisant pas moins de 10 000 tests physiques et chimiques, chaque année, sur ses produits.

Cap vers l’ouest. Afin de poursuivre sa croissance, Armor-lux mise toutefois plus que jamais sur son développem­ent commercial. Dans cette optique, elle a lancé un nouveau réseau de boutiques « affiliées » – un concept un peu différent de la franchise – qui viennent s’ajouter à ses propres magasins.

« Avec ce système d’affiliatio­n, le détaillant garde un lien étroit avec l’entreprise, explique Grégoire Guyon, directeur de la communicat­ion d’Armor-lux. Nous avons la charge des stocks, mais ce dernier nous confie ses flux financiers et nous lui reversons entre 40 et 42% de son chiffre d’affaires chaque mois, selon sa situation. On sécurise aussi son avenir en lui permettant de passer d’un magasin multimarqu­es à l’enseigne Armor-lux et de bénéficier de tous les services de l’entreprise. »

Avec ce système, l’entreprise a vite pu multiplier ses points de vente. Elle vient même d’ouvrir deux nouveaux magasins cet automne, à Versailles et à Lyon. Sur un réseau de 82 boutiques, 52 sont détenues en propre et 30 sont affiliées, principale­ment dans l’ouest de la France. Un chiffre qui devrait encore gonfler fin 2020. Preuve, s’il en était besoin, que, dans ce domaine aussi, Armor-lux ne fait rien tout à fait comme les autres

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À la barre. Le président, Jean-Guy Le Floch, a su braver la tempête du confinemen­t.
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Acclimatat­ion. À l’usine de Quimper : les couturière­s confection­nent des masques en tissu.

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