L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert
La polémique entre Paris et Marseille à propos du coronavirus n’est pas anecdotique. Elle est l’illustration de ce qu’Alain Peyrefitte appelait « le mal français », titre d’un énorme best-seller des années 1970, qui pointait du doigt, entre autres, la suradministration et l’hypercentralisation de notre pays. Depuis, malgré les réformes censées décentraliser la France, rien ou presque n’a changé.
Voyez le ministre de la Santé, Olivier Véran, morgue pleine, détenteur de la science infuse, Diafoirus moderne jugeant les masques « pas nécessaires » et les décrétant obligatoires à quelques mois d’intervalle. Au lieu d’en rabattre et de la jouer modeste après ses erreurs du printemps, il se permet d’annoncer une batterie de mesures dans les Bouches-duRhône sans prendre la peine de consulter la présidente de la métropole, Martine Vassal, ni la maire de Marseille, Michèle Rubirola, ni celle d’Aix-en-Provence, Maryse Joissains.
Que M. Véran soit préoccupé par la propagation du virus à Marseille ou Aix, on ne le lui reprochera certes pas : peut-être même a-t-il été bien avisé de frapper fort. C’est la méthode qui est insupportable. Elle rappelle les pires heures de l’Ancien Régime ou du jacobinisme robespierriste. Les Provençaux étant, comme tous les « provinciaux », ramenés au rang de sous-humains, le ministre n’est allé au contact de leurs élus qu’après avoir annoncé, la veille, la fermeture des bars et des restaurants.
Quand en finira-t-on avec le caporalisme ? Jupiter ne touche toujours pas terre : les leçons de la crise des Gilets jaunes n’ont pas encore été tirées par le pouvoir. Après sa nomination à Matignon, Jean Castex avait annoncé avec son bel accent chantant une « révolution » des esprits : le gouvernement serait à l’écoute des territoires pour « ressouder » le pays. Il n’en est rien. Notre belle capitale vit plus que jamais à l’heure de l’hydrocéphalie, cette surabondance du liquide cérébro-spinal, que moquait naguère l’écrivain Julien Green : « Paris a une grosse tête par rapport à la France, écrivait-il. Ce n’est pas dans les grosses têtes qu’il y a les gros cerveaux. »
Si Marseille semble plus portée à la désobéissance civile et aux appels à l’insurrection que d’autres territoires français, même quand ils ont été remuants à l’instar de la Bretagne, c’est sans doute parce qu’elle nourrit depuis longtemps une sourde détestation envers la capitale qui la lui rend bien. La marseillophobie est de toutes les époques. La guéguerre marseillo-parisienne n’a pas commencé, il s’en faut, avec les matchs OM-PSG et le folklore afférent. C’est même une longue histoire.
Le 6 janvier 1659, celui qu’on appellerait bientôt le Roi-Soleil en fit les frais, quand, venus présenter leurs hommages au monarque avec les autorités marseillaises, deux gentilshommes, Niozelles et son frère, le commandeur de Cuges, refusèrent de se mettre à genoux devant le roi. « L’esprit démocratique de Marseille, observe un chroniqueur du XIXe siècle, Augustin Fabre (1), fatiguait Louis XIV qui se préparait à lancer les foudres de sa vengeance. »
L’année suivante, visitant la Provence, le roi fit creuser, pour y pénétrer avec Mazarin et sa cour, une grande brèche dans les remparts de la cité phocéenne, comme s’il s’agissait d’une forteresse ennemie. « Un morne silence, raconte Augustin Fabre, régna dans Marseille humiliée qui offrait le triste spectacle d’une ville prise d’assaut. » Louis XIV fit ensuite construire deux forts au sommet desquels les canons étaient pointés, non pas vers la mer, mais en direction de la cité phocéenne.
Édifiant fut l’épisode de la peste à Marseille, en 1720, que raconte l’historien Gilbert Buti dans un livre stupéfiant publié ces jours-ci, Colère de Dieu, mémoire des hommes (2). Arrivée dans la cité phocéenne par l’entremise d’un navire chargé d’étoffes en provenance du Levant, la pandémie tua un tiers de la population de Provence, évaluée alors à 400 000 habitants. Trois siècles avant le Covid-19, ont été instaurés le confinement de Marseille et l’interdiction de commercer avec ses habitants, sous peine de mort.
Pour couronner le tout, un mur sanitaire dit « de la peste » avait même été édifié à la demande du pouvoir central pour protéger notamment l’actuel Vaucluse. Jalonné de guérites et de corps de garde pour les milliers de soldats affectés à la surveillance, ce mur était d’une hauteur de 2 mètres pour une largeur d’environ 65 centimètres.
On n’en est pas encore là, loin s’en faut, mais il est troublant de constater que, comme pour donner raison au concept antique de l’éternel retour, l’Histoire peut être, à certains égards, du passé qui recommence, sur fond de centralisme outrancier ou d’animosité réciproque entre Paris et Marseille ■
1. Histoire de Marseille, 1849. 2. Éditions du Cerf (310 p., 22 €).