La France avec un masque, par Michel Houellebecq
Exclusif. Quand Michel Houellebecq décrit une France figée par le travail percutant d’un photographe, et la propension de ses habitants à être les « acteurs » de leur rôle de Français, « pour le bonheur du tourisme international ».
C’est un texte passé inaperçu. Chose suffisamment rare, quand c’est un texte de Michel Houellebecq, pour être relevée. Et réparée, afin que le texte soit offert à la lecture du plus grand nombre. D’autant qu’il s’agit d’une préface au travail d’un photographe, Marc Lathuillière, parfaitement «houellebecquien» dans son intention. À savoir, aussi visionnaire que flippant, d’une vision dont on souhaite qu’elle ne se concrétise jamais. Vraiment jamais… On connaît l’obsession de l’écrivain pour le tourisme, mis en pièces dans Plateforme et remis en selle dans
La Carte et le Territoire en même temps qu’une France du patrimoine, des maisons d’hôtes et des confitures à la griotte artisanales. « Un destin qui n’est pas si méprisable que cela, nous confiait l’écrivain en 2013
(Le Point n° 2116). Des confitures artisanales de griottes, oui, mais du haut de gamme, pour les Russes, ils en sont friands… Du foie gras… On ne sera pas très riches avec ça, mais on peut arriver à être un pays demi-pauvre pas si malheureux. » C’est ce destin que met en scène Marc Lathuillière en photographiant les Français (la vendeuse de charentaises, l’artisan, en « confitures au chaudron »), mais en masquant leur visage… d’un masque représentant leur visage. Comme s’ils jouaient, au fond, un rôle. Leur rôle de Français sortis de l’Histoire, comme le sous-entend Houellebecq ?
On comprend que ce travail ait intéressé notre grand écrivain national, et même international. Et que cela lui ait inspiré, parmi les nombreux articles et courts essais (sur l’euthanasie, le cinéma muet ou le positivisme) regroupés dans son nouveau livre, Interventions 2020, ce texte-ci, intitulé « Un remède à l’épuisement d’être », plein de savoureuses réflexions sur notre pays, aujourd’hui touché, Covid oblige, en son coeur touristique… ■ CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT
«Il arrive quand même parfois, rarement mais enfin il arrive, que les sociologues contemporains produisent une réflexion pertinente sur la société contemporaine. Parmi les phénomènes absolument nouveaux s’étant développés au XXe siècle, celui auquel on ne peut trouver aucun réel équivalent dans les siècles antérieurs, un des plus ambigus et des moins étudiés, est sans nul doute le tourisme.
J’ai eu la chance de connaître Rachid Amirou, sociologue du tourisme prématurément disparu il y a quelques années, et ainsi de bénéficier de certaines de ses réflexions, de ses remarques, qu’il n’a pas eu le temps de formaliser dans un ouvrage. J’avais été particulièrement frappé par cette anecdote, se déroulant dans un village provençal de l’arrière-pays, où les retraités étaient défrayés d’une petite somme par la municipalité pour mener exactement leur mode de vie habituel, tel qu’il a été entre autres popularisé par les films de Pagnol : partie de pétanque, pastis à la terrasse d’un café ombragé par des platanes ; leur seule obligation un tant soit peu contraignante était d’adapter leurs horaires au passage des cars de touristes étrangers, et d’accepter de se laisser photographier par ces touristes.
Notre première réaction, il faut bien le dire, est un net malaise ; nous avons l’impression que ces papys provençaux sont traités comme les femmes girafes du nord de la Thaïlande, ou les Navajos du Nouveau-Mexique obligés d’exécuter leurs danses de la pluie pour des demeurés en car Greyhound, nous avons l’impression d’une sorte d’atteinte à la dignité humaine.
Ce malaise, les photographies de Marc Lathuillière en donnent une traduction particulièrement violente, au point que leur éclairage à toutes paraît inquiétant (alors
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« La vie d’une famille n’est pas de ces réalités qui se laissent sans danger transformer en jeu de rôle.»
même que cet éclairage est en réalité fort variable). ■
Lorsqu’il est présent dans une photographie, le visage humain en est tellement l’essentiel, le centre, que le fait même de le recouvrir d’un masque (et même pas d’un masque effrayant ni grotesque, il s’agit d’un masque léger, réaliste, qui n’a d’autre fonction que d’interdire l’expression des traits) contamine l’ensemble des autres éléments de la photographie, introduit un doute sur leur authenticité. Le malaise est, il faut le noter, encore plus vif lorsque la profession des sujets est en rapport avec l’élevage, ou avec les métiers de bouche (sommes-nous à ce point affolés par ce que nous avons dans nos assiettes ?). Ainsi, malgré les plumes de son ventre indéniablement crottées, la malheureuse « volaille fermière » ne pourra qu’être suspectée d’être une oie-jouet, les saucisses de la « choucroute garnie » d’être des saucisses d’exposition, des saucisses en plastique, et les « crustacés » de sortir d’un feuilleton télé, Plus belle la vie à titre d’exemple.
Catastrophe ? Mais l’inconfort engendré par les photographies de Marc Lathuillière me paraît encore plus insidieux et rémanent lorsque leur sujet n’est pas la vie professionnelle, mais touche à l’intime. La Communion me dérange profondément (et je me demande, d’ailleurs, si le prêtre a bien fait d’accepter). La vie d’une famille, non plus, n’est pas de ces réalités qui se laissent sans danger transformer en jeu de rôle. Enfin, il faut distinguer. Au salon Lafayette dérange à peine, tant il est vrai que les aristocrates, depuis
Louis XIV à peu près, n’ont d’autre fonction sociale que de jouer leur rôle d’aristocrates. Mais L’Heure du coucher est vraiment douloureuse, cette famille (qu’on imagine de moyenne bourgeoisie catholique de centre gauche, lecteurs d’Ouest-France engagés dans l’action humanitaire en faveur d’Haïti) ne peut sans malaise être ramenée à jouer le rôle d’une famille.
Voici donc, au premier abord, une oeuvre vouée à une dénonciation sans appel : la France a renoncé à évoluer, elle a décidé de s’immobiliser, de cesser de prendre part à l’évolution du monde, nous sommes tous non seulement touristes dans notre propre pays, mais acteurs du tourisme, les Français dans leur ensemble ont accepté de jouer leur rôle de Français pour le plus grand bonheur du tourisme international.
C’est possible, mais est-ce une telle catastrophe? Une conversation avec Marc Lathuillière m’a appris que la plupart des modèles avaient accepté facilement, et même avec plaisir, de se prêter à l’exercice, de jouer leur propre rôle
« Dans le projet de Marc Lathuillière, j’aurais été le grantécrivain, devant un café, fumant des Gitanes, au Flore. »
professionnel (ou même familial) après s’être revêtus d’un masque – alors que la plupart des gens détestent être photographiés, on le sait, poser pour une photographie est pour eux un calvaire. Et moi-même je déteste être pris en photo, je suis le plus mauvais des modèles possibles, je ne comprends pas ce que veut le photographe et je ne souhaite pas le comprendre, au bout de cinq minutes j’ai déjà l’impression que la séance a duré des heures. Alors que, je m’en rends compte, j’aurais accepté assez facilement de mettre un masque, et de jouer mon propre rôle. Je suppose que, dans le projet de Marc Lathuillière, j’aurais été le grantécrivain, devant un café, fumant des Gitanes, au Flore. Eh bien je l’aurais fait, avec un certain plaisir même (enfin c’est un peu anachronique, on ne peut plus fumer de Gitanes au Flore, ni où que ce soit, je ne suis même pas sûr que les Gitanes soient encore en vente libre, il aurait fallu prendre la photo avant).
La différence, c’est que le photographe ordinaire vous demande d’être, et qu’il est épuisant d’être (avec cette aggravation que le photographe envisage de capter votre être, comme si c’était imaginable, avec un objectif) ; alors que Marc Lathuillière vous demande de jouer votre propre rôle ; ce qui est parfois amusant, parfois épuisant, enfin c’est selon. Évidemment il faut faire attention, avant de choisir un rôle (parce que ce qu’on joue, on ne tarde pas à le devenir) ; mais c’est un choix qu’il faut bien faire, d’une manière ou d’une autre, dans la vie ; alors que la photographie tend constamment, indiscrètement, à vous ramener à cette pénible obligation d’être, à proférer une insupportable injonction à la profondeur. Et tout ça pour produire, quand même, dans l’ensemble, un cliché à la con.
Bichon jouant à la balle. Je n’ai jamais bien compris comment on peut « imaginer Sisyphe heureux » ; Sisyphe me paraît de toute évidence malheureux puisqu’il accomplit des gestes vains, répétitifs et pénibles ; mais l’être qui accomplit des gestes vains, répétitifs et agréables me paraît, de toute évidence, heureux. Il suffit de comparer Sisyphe poussant son rocher à un bichon jouant à la balle dans un escalier pour comprendre ce que je veux dire. Sans doute Camus avait-il en tête d’obscures et faribolesques notions touchant à la dignité humaine.
Non, ce n’est pas la « littérature de l’absurde » que je suis, en premier lieu, tenté d’évoquer, lorsque je pense aux photographies de Marc Lathuillière ; mais plutôt ces étranges nouvelles de science-fiction où les personnages, capturés dans une faille temporelle, sont conduits à répéter indéfiniment les mêmes gestes (je n’ai pas de références précises à fournir ; le souvenir que j’ai de ces nouvelles est si net que je viens sans doute de les inventer). Ces nouvelles de toute façon se déroulent par beau temps ; sous un ciel uniforme et immuablement bleu. L’orage, les nuages, c’est déjà le drame ; mais la tragédie, comme le bonheur absolu, nécessite un azur invariable. »
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