Le voile n’est pas une liberté, par Kamel Daoud
L’enfant de la guerre civile algérienne s’insurge contre cette imposture intellectuelle.
Le voile n’est qu’un voile. Il cache et n’embellit pas. Il nie et prive l’humain du lien avec l’autre. Ce n’est pas une robe mais un uniforme. Ce n’est pas un choix mais le choix de se mentir ou de tromper autrui. On peut en effet parer cette défaite de son corps des codes d’une confession et de ses procureurs, et on peut user de la liberté que vous offre l’Occident pour renoncer à la liberté d’en jouir, mais cela ne trompera que les spectateurs autochtones qui ignorent les nuances de ce reniement au nom d’une croyance ou n’arrivent pas à surmonter leur culpabilité par la lucidité et la fermeté. Le voile n’est pas une liberté car, si on croit être libre de le porter, on n’est jamais libre de l’enlever. Celles qui ont eu ce courage en ont payé le prix – la peur, la menace et la violence, l’insulte. Et celles qui répètent que c’est un acte de liberté ne manifesteront jamais au Caire, à Khartoum ou à Kaboul pour le droit de porter une jupe courte ou d’aller seins nus sur une plage en Arabie.
Le voile est-il une obsession française?
Non, c’est une obsession des religieux, des islamistes, des radicaux. Ils en font leur étendard face à la menace du désir que le miroir de la femme leur renvoie, nu et cru. Ils veulent en faire un signe de ralliement et de recrutement, une victoire sur l’enfoui et l’intime et un signe de l’extension du domaine de leur négation du corps et de la vie. Ce ne sont pas des couturiers brimés dans leur vocation et leur créativité, mais des caporaux qui avancent en usant de la culpabilisation, de la mémoire, du souvenir de la colonisation, des hésitations et des peurs, de la rancune et de l’identification victimaire. Ils tirent bénéfice de l’innocence de ceux qui les défendent au nom de l’empathie. Ils sont les couturiers de nos malheurs, pas de nos modes. Le voile n’est jamais autre chose qu’une séparation, c’est d’ailleurs le sens étymologique le plus ancien de ce mot en langue arabe: voiler, c’est soustraire au regard, séparer, retirer.
Il y a même quelque chose de sournois et de fourbe chez les avocats du voile. Nous les avons connus en Algérie au début de la guerre civile des années 1990: ils nous répétaient que le voile était juste un foulard ancestral, un signe et un usage sain hérité de nos aïeules. Quand nous l’avons toléré, ils nous ont dit que le voile se devait de respecter les critères « légaux » de la charia : noir, ample pour effacer les courbes, sans couleur, nocturne. Et, quand nous l’avons toléré, ses avocats se prononcèrent pour le voilement du visage, l’effacement des traits. Le résultat avait dépassé le prétexte culturel pour prendre la forme d’un linceul; il fallait enterrer la femme vivante et avec elle le désir, le corps, l’envie, le sexe, l’amour, le flirt, l’échange, le baiser, l’intime. Leur cible, c’était la vue et la vie. Le regard, il fallait l’aveugler et l’éteindre. Aujourd’hui, le premier voile que porte une femme « repentie » est souvent offert par ceux, islamistes et conservateurs, qui contrôlent les commerces au Maghreb. Des campagnes dans les médias ou sur les réseaux sociaux sont lancées régulièrement pour appeler «les vrais hommes à voiler leurs femmes ». On ne s’adresse même plus à la femme, mais à son « propriétaire ». Aujourd’hui, en France comme ailleurs en Occident, on en est à la négociation d’un droit qui n’en est pas un, à la culpabilisation de ceux qui s’y opposent ou aux propos niais de ceux qui se trompent d’amour et de compassion.
Enfant de la guerre civile algérienne, j’ai la mémoire des visages de femmes brûlés à l’acide, des voiles obligatoires, des égorgements de femmes qui le refusaient. Le chroniqueur refuse alors, rageur, l’arnaque qui tente de maquiller une mise en uniforme et en uniformité des femmes au prétexte d’un droit culturel sournois, d’une liberté dévoyée ou d’une affirmation communautaire. Si le discours ambiant a déjà réussi à culpabiliser le Français moyen face à cette épidémie de l’effacement de l’humain, cette propagande ne peut rien contre l’enfant d’une guerre civile, et le souvenir que je garde des discours qui nous ont vendu comme un droit démocratique l’obligation de renoncer à la démocratie. On peut tromper des vivants, pas des survivants. Accepter le voile c’est se voiler la face. Rien d’autre. Tout le reste est renoncement raffiné
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Si on croit être libre de le porter, on n’est jamais libre de l’enlever