Le Point

Depardieu : « La France était déjà confinée sans le savoir »

Exclusif. Il publie « Ailleurs » (Le Cherche-Midi), un traité de rébellion haut en couleur. Rencontre avec un géant qui a choisi de ne désespérer de rien.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉTIENNE GERNELLE ET SÉBASTIEN LE FOL

Il est 9 heures du matin, Gérard Depardieu ouvre la porte de son repaire parisien. Chemise bleue, jean, pieds nus. Il grogne, grommèle et rouspète, mais gentiment, il est plutôt de bonne humeur. On se retrouve autour d’une table recouverte de livres. Toute une collection de Joseph Kessel, notamment. On se dit qu’entre le « Lion » et notre Gérard national, il y a le pantagruél­isme en commun. Il lit beaucoup, Depardieu, énormément. Peu de choses lui échappent. Dans ce moment de doute collectif, où tout tremble, il faut écouter ce menhir parlant. Depardieu est notre grand acteur, et à ce titre le dépositair­e d’une part de l’esprit français. De l’âme française, même, pourrait-on dire, sur le modèle de cette âme russe qu’il chérit tant. Pourtant, il a la France contrariée, Depardieu. Son dernier livre, Ailleurs (Le Cherche-Midi), sort la semaine prochaine. Une promenade souvent poétique entre souvenirs d’enfance et voyages au bout du monde, une quête personnell­e, et parfois spirituell­e, qui constitue une forme de traité de liberté. Ou de sagesse. Sage, Depardieu ? Et pourquoi pas ? L’homme qui doit son existence à un avortement manqué a conservé ce regard bienveilla­nt : « C’était, je crois, ma première leçon : au-delà de l’aiguille, il y a la joie. Au-delà de tout ce qui nous agresse, il y a un Ailleurs. » Attention, Depardieu ne s’est pas changé en auteur pour la catégorie « développem­ent personnel ». Il décanille souvent, et prend le contrepied de l’époque : pour les migrants, contre les écolos, pour l’islam, contre l’esprit de plainte. Un vaccin contre le panurgisme. Il évoque Houellebec­q, Camus et Tolstoï, mais aussi ses parents, le Dédé et la Lilette. Deux heures et demie avec un monument français.

Le Point : «Si je reste en moi confiné, je suis comme une plante qui fane et qui meurt», lit-on dans votre livre. Vous l’avez écrit pendant le confinemen­t?

Gérard Depardieu: Non, avant !

Depuis, tout le monde a été confiné…

La France était déjà confinée, mais elle ne le savait pas. La sauvagerie du confinemen­t, c’est que les politiques ne savent pas où ils sont ni ce qu’est ce putain de Covid. Il y a eu un paquet d’âneries de dites depuis mars.

Vous n’êtes pas un peu injuste avec les politiques. Quoi qu’ils fassent pour freiner la pandémie, on le leur reproche…

J’ai toujours détesté les politiques, car je déteste que l’on s’occupe de moi.

Vous n’avez pas peur de la maladie?

Non. Je respecte certains gestes. Mais on nous prend pour des enfants.

Ce virus va-t-il nous rendre fous?

Quand je vois que les Français seraient favorables au

rétablisse­ment de la peine de mort ! Ils sont tapés. ■

Vous avez joué dans «Uranus», adapté du roman de Marcel Aymé… On s’y retrouve, avec le coronaviru­s. Il y a de la délation…

C’est pas qu’il y a de la délation, il y a le Français… T’as toujours un mec qui te surveille. C’est le Français. Même dans votre métier, il y en a toujours un qui appelle : « Depardieu est bourré, il est au poste, là… » Mais Marcel Aymé, c’est un génie.

Le sujet de votre livre, c’est le refus de l’enfermemen­t. À commencer par celui des Français, que vous décrivez comme un peuple névrosé et replié sur lui-même…

Les Français sont coupés de leur Histoire. Ils tournent en rond. On le voit dans les romans qui paraissent en ce moment. Prenez Emmanuel Carrère. J’avais beaucoup aimé Le Royaume , il y avait des pages formidable­s sur la foi. J’ai trouvé Yoga un peu complaisan­t. Le pire, c’est ceux qui font des règlements de comptes familiaux, comme le petit Raphaël Enthoven.

Vous reprochez aux Français, non pas de lire des romans complaisan­ts, mais des livres de développem­ent personnel…

Pas seulement les Français ! Tous les Occidentau­x. « Rester positif », c’est l’obsession de notre époque. Nous sommes dans une merde terrible.

Les Français sont-ils sortis de l’Histoire?

L’Europe tout entière est sortie de l’Histoire.

À quand faites-vous remonter le déclin français?

Dans le magnifique livre de Xavier Patier, Demain la France. Tombeaux de Mauriac, Michelet, de Gaulle, je suis tombé sur cette lettre de De Gaulle à la veuve de Mauriac, datée du 1er septembre 1970 : « Qu’il s’agisse de Dieu, de l’homme ou de la France ou de leurs oeuvres communes que sont la pensée, l’action et l’art, son magnifique talent savait, grâce à l’écrit, atteindre et remuer le fond des âmes. » Là, c’est quand même du lourd. On voit tout ce que l’on a perdu depuis à cause de la mondialisa­tion… La déconstruc­tion à l’oeuvre. Quand Mauriac tenait son Bloc-notes, ce n’était pas n’importe quoi. Lisez Patier, son livre est intelligen­t. La France rurale n’existe plus. Il n’y a plus que des gens emmurés devant une autre fenêtre, celle des réseaux sociaux.

Vous dépeignez une France «vieille», «pleine d’arthrite»…

On ne peut pas juger les maladies. La France a de l’arthrite et alors ? Il faut se soigner. Il faut graisser un peu.

En nous détournant de notre nombril?

Il faut commencer par arrêter de faire trop de politique politicien­ne et essayer de vivre avec ce que l’on a. Nous avons détruit les trois quarts de ce que nous avions. Ne serait-ce que la ruralité. Trouver un médecin à la campagne est devenu impossible. Le médecin est noir ? Je ne veux pas y aller, il est noir ! On est chez les fous. En Éthiopie, tous les cultes sont respectés. En Ouzbékista­n, dans la synagogue de Boukhara, on trouve une torah vieille de plus de 1 000 ans. L’homme qui la garde a des choses exceptionn­elles.

Ouzbeks, Éthiopiens, Algériens… Tous ces peuples que vous célébrez, qu’ont-ils que nous avons perdu?

Les Algériens et les Africains sont les plus mal lotis. Les Français

ont fait des choses terrifiant­es là-bas. Je ne parle pas de tous les pieds-noirs. Certains les respectaie­nt beaucoup, comme André Mandouze, Camus, même si…

Vous n’aimez pas Camus?

On le voit pleinement dans sa correspond­ance avec Maria Casarès. Elle, c’était quelqu’un qui aime. Une tragédienn­e avec quelque chose en plus. Elle avait un rythme, un souffle.

Il manquait de souffle, Camus?

Oui. Même s’il a écrit de belles choses : La Peste …

Et «Noces»?

C’est travaillé. Un peu trop à mon goût.

Vous n’aimez pas ce qui est trop travaillé?

Non. Camus écrit comme il porte.

Votre seul espoir pour la France réside dans les migrants.

Les migrants, c’est un ailleurs qui nous arrive. On le chasse au lieu d’essayer de le comprendre. Chez les éboueurs, dans le bâtiment, comptez le nombre de Français ! Les migrants veulent en général bosser, apprendre la langue, partager des choses. C’est comme ça que le monde s’est fait depuis Cro-Magnon !

« Les adultes m’ennuient avec leurs règles et leurs frontières », écrivez-vous. Aujourd’hui, il y a un large consensus autour des frontières, des écolos à Marine Le Pen…

Les écolos et Le Pen, c’est la même famille. Même Viktor Orban, qui était gauchiste et fan de foot. Or sur un terrain, on a le monde entier. Oui, il y a les frontières et tout ce qui va avec : les fonctionna­ires. Les « frontction­naires », on pourrait presque dire.

Vous, vous préférez faire l’éloge de l’islam. Le bonheur serait-il dans le ramadan?

J’adore les religions. Le judaïsme est très beau. J’ai pratiqué l’islam. C’était une religion pour les pauvres. Même les sourates sont intéressan­tes. La deuxième, qui est la plus longue, sur la vache, est bourrée de métaphores sublimes. Mais je ne parle pas l’arabe. J’ai appris le français grâce un professeur d’arabe littéraire à Issy-les-Moulineaux, qui était handicapé. Il ne pouvait pas marcher. Il m’a appris le français dans Corneille et Racine. Il m’expliquait le vers à douze pieds. Jean-Laurent Cochet m’avait envoyé chez lui et j’y ai été très heureux. J’aurais bien voulu qu’il m’apprenne l’arabe. J’avais envie, mais j’étais trop saoul par ailleurs. Il fallait déjà que je règle la langue française. J’avais perdu la parole et le désir de la parole. Je ne l’ai retrouvé que dans l’expression théâtrale et dans les livres.

Vous auriez pu vous convertir à l’islam?

J’aurais pu, oui. Quand je suis en Arabie saoudite ou en Algérie, il m’arrive de me rendre dans les mosquées. J’y suis très bien. Je ne crois pas en Dieu. J’ai la foi, mais en la nature, la beauté. Quand je suis devant Charyn, au Kazakhstan… C’est époustoufl­ant de beauté.

Vous ne pouvez être plus à contre-courant: l’époque célèbre la décroissan­ce, la frugalité; vous l’abondance, la dépense, la démesure!

L’abondance est dans la nature. Le mot frugalité est mal placé. C’est un antonyme de gourmandis­e. On peut être gourmand et faire un repas frugal. Même en politique, il vaut mieux

« Les migrants, c’est un ailleurs qui nous arrive. On le chasse au lieu d’essayer de le comprendre. »

être frugal. À l’Assemblée nationale, ils devraient faire ■ moins de lois auxquelles ont ne comprend rien. Les pauvres bédouins, qui réunissent les chèvres, pratiquent la frugalité. Ils n’aiment pas le gaspillage à l’occidental­e.

Est-ce que cela vous caractéris­e, la frugalité?

Oui. J’aime la manière dont les Japonais découpent les aliments, le papier fait avec de la sève de mûrier…

Vous êtes terrible avec les écolos… Vous allez jusqu’à les traiter d’«Hitler du bien»!

Je n’ai pas besoin des écolos pour me laver le cul ou trier mes ordures. Même quand j’étais gamin, j’étais du genre à faire les poubelles et à récupérer certaines choses. Je n’aime pas les écolos car je n’aime pas leur esprit. C’est un nouveau parti politique qui s’occupe encore de vous comme si vous n’étiez pas capable de savoir qu’il faut respecter la nature… On le sait. Tiens… Quand vous vous baignez dans la mer en Algérie, c’est catastroph­ique. Je l’ai dit aux Algériens.

Poutine vous a vraiment dit que Chirac était le personnage le plus intéressan­t qu’il ait rencontré?

Oui, Poutine me l’a dit. Chirac paraissait un grand chien fou mais il savait des choses très précises sur les civilisati­ons. C’était un esthète. Peut-être plus que Mitterrand.

Chirac était un peu le Depardieu de la politique, non?

Je ne sais pas. C’était un mec très humain.

Et Macron, vous le connaissez?

Il m’a appelé au téléphone, j’étais en Albanie. Tiens, il y en a un qui est bien, c’est Edi Rama, le Premier ministre d’Albanie. Un type énorme qui ressemble à Malkovich et qui peint… Là bas, j’ai vu le mec du Kosovo aussi, qui sortait de tôle… [Ramush Haradinaj, ancien Premier ministre, NDLR]. Les Balkans aussi, c’est fascinant… Mais Edi Rama, c’est un type vraiment bien… Et ses peintures sont belles…

« Je n’ai pas besoin des écolos pour me laver le cul ou trier mes ordures. Je n’aime pas les écolos car je n’aime pas leur esprit. »

C’est pas toujours terrible, les peintures de chefs d’État…

Oui, mais lui c’est pas mal. C’est du graphisme aussi, il fait des taches avec des choses, du papier peint…

Et Poutine, à quoi s’intéresse-t-il?

Il m’a donné beaucoup de leçons de géopolitiq­ue. Moi, je ne lui parlais pas de politique. C’est lui qui engageait la conversati­on sur ces sujets-là. Je lui ai dit que j’admirais la Grande Catherine. On disait qu’elle crevait les yeux… On s’en fout, non ? Poutine, il parle d’histoire et de religion. D’ailleurs j’ai vu son maître, le père [métropolit­e] Tikhon.

Vous aimez décidément les religieux…

Oui… J’en vois beaucoup. Les religieux me plaisent. Sauf ceux qui veulent convertir. Mais j’aime parler avec eux. Par exemple, l’archevêque de la cathédrale orthodoxe de la rue Daru. Je lui ai parlé du Christ. Je lui ai dit que je ne croyais pas à la Résurrecti­on. Je pense que c’était un homme remarquabl­e, mais je n’arrive pas à croire à ça. Je lui ai dit que c’était pour ça que j’aimais le chamanisme. Parce que là, Dieu est en toi. Les mystères, non, je pense plutôt aux lois, comme dans la Torah. Mais les miracles, non… Et puis, il y a saint Augustin (Il se met à réciter.) « Bien tard, je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je t’ai aimée ! Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors, et c’est là que je te cherchais… » Les théologien­s, ils ne voulaient pas que je tutoie Dieu. Moi, je voulais tutoyer Dieu. Tout ça, ça nous amène à la question du temps. Mais moi, le temps, je ne sais pas ce que c’est. Le présent est l’éternité.

C’est-à-dire?

J’ai été élevé avec le Dédé, mon père, qui était dans le présent. Comme Obélix. Il est là, il regarde son chien… Il y a Gilles Lellouche qui veut faire Obélix. Il me demande, je lui dis « c’est rien, t’as rien à faire, tu regardes ton ami Astérix, t’essaies de comprendre ce qu’il dit, tu regardes sa bouche qui parle. Tu regardes ton chien que t’adores. Tu penses à rien, t’as des pâquerette­s dans la tête… »

Vous citez Harari, dans votre livre, vous vous intéressez aussi à l’histoire de l’homme?

Eh oui, c’est fascinant… Et ces questions : pourquoi l’homme a quitté l’Afrique ? J’ai beaucoup parlé avec Coppens. Et partout je me demande toujours : est-ce que l’homme est venu là ? Par exemple dans la vallée de la Mort, en Californie… J’ai vérifié, oui… Ces migrants… La traversée, avec des chariots, des femmes, des enfants, dans une fournaise qui n’en finit pas, le danger. Ils l’ont fait et pourquoi ? Tu as vu ce film magnifique, avec Daniel Day-Lewis, There Will Be Blood ? Cet esprit pionnier…

C’est l’esprit pionnier des Américains. Mais aujourd’hui, on a l’impression que vous leur en voulez, aux Américains.

Regardez les réseaux sociaux qu’ils ont inventés : les gens n’ont plus de quant-à-soi. Ils pensent en meute. Il n’y a pas une seule idée.

Pourtant, lorsque vous étiez jeune, à Châteaurou­x, l’Amérique c’était le rêve, non?

C’est vrai. Les Américains étaient l’ailleurs. Avec leurs teeshirts de couleur, cette langue différente, leurs musiques. Ils apportaien­t tout : la façon de se nourrir. Mais à la base américaine, j’ai aussi rencontré le racisme. Il y avait des quartiers de Noirs et des quartiers d’Hispanique­s. Les Amérindien­s avaient aussi leur endroit. Et il y avait les Blancs, toujours propres sur eux. C’était en 1962. Si vous lisez James Baldwin, vous voyez la ségrégatio­n.

Vous êtes devenu très russe…

Ah, la grande Russie ! Je suis fasciné par la manière dont

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Gérard Depardieu photograph­ié chez lui, à Paris, le 23 septembre.
Menhir. Gérard Depardieu photograph­ié chez lui, à Paris, le 23 septembre.
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