Richard Sorge, l’espion que Staline n’a pas cru
Trahi. Ses renseignements auraient pu changer le cours du monde. Révélations.
Fin mai 1941, dans une petite maison de Tokyo, un homme est fou de rage. C’est un journaliste allemand très en cour à l’ambassade du IIIe Reich au Japon. Il est furieux, car il vient de recevoir ce télégramme codé de Moscou : « Nous avons des doutes sur la véracité de vos informations. » Au moins, cela a le mérite d’être clair. L’homme explose : « J’en ai assez ! Pourquoi est-ce qu’ils ne me croient pas? Comment ces minables ne peuvent-ils pas tenir compte de mes messages ? » Ses messages sont pourtant très précis : les nazis s’apprêtent à déferler au mois de juin sur l’URSS selon trois axes bien définis. Et les détails suivent : occupation de l’Ukraine, grenier à blé, capture de 2 millions de prisonniers pour les envoyer travailler en Allemagne… Richard Sorge, puisque c’est son nom, a de bonnes, d’excellentes sources : des officiers allemands qui transitent par l’ambassade à Tokyo avant d’aller convaincre les Japonais de prendre en tenaille l’ennemi bolchevique. Les nazis font entièrement confiance à ce Sorge. N’est-il pas le « conseiller spécial » de l’ambassadeur allemand Ott ? On dit même qu’il est son ami. Un esprit brillant, qui certes se laisse aller parfois à des excès de boisson, mais le meilleur spécialiste du Japon, l’ami
de l’Allemagne. Les rapports qu’il transmet sont, eux, hautement appréciés à Berlin.
Sorge sait beaucoup de choses. Il en ignore cependant deux, essentielles. Ce jour-là, il fulmine devant son opérateur radio, Max Clausen. Un élément clé de son équipe du 4e bureau soviétique. Or Max ne croit plus au communisme ; pire, il ne transmet plus à Moscou qu’une partie des messages de Sorge. Celui-ci ne sait pas non plus que, au Kremlin, le Vojd (Staline) a fait sortir dès 1940 son dossier. Et ce dossier n’est pas bon. Sorge, ce soldat allemand dégoûté par la guerre, cet intellectuel idéaliste reconverti en agitateur, a fait partie dans les années 1920 de la branche allemande du Komintern. Des mondialistes de la révolution que Staline a éliminés à partir de 1929. Sorge a refusé ensuite de revenir en URSS en 1936. Il a désobéi aux ordres de ses chefs du GRU, le renseignement militaire. Avec quelques raisons. Les purges avaient débuté. Rentrer, c’était risquer de terminer dans un camp. À Moscou, on se méfiait donc. On estimait l’antenne de Tokyo manipulée par l’étranger tout en reconnaissant la qualité de ses informations. Toute la tragédie du plus grand espion du siècle.
«Le nec plus ultra des espions», l’appelait même John Le Carré. Car à la fois le plus performant et le plus flamboyant. C’est du moins l’impression qu’en donne Owen Matthews. Cet historien anglais, ancienne plume de Newsweek, a longtemps été le journaliste étranger invité par la télévision d’État russe malgré ses critiques envers Poutine. Dans Les Enfants de Staline (prix Médicis étranger), il avait déjà retracé le destin de sa famille d’origine russe. Il a voulu percer le mystère de Sorge, cet Allemand né à Bakou, qui avait choisi la patrie du communisme plutôt que sa patrie.
Alcool et sexe. Quand on est journaliste, on rêve forcément à ce brillant imposteur qui utilisa le journalisme comme couverture. On est bluffé par la manière dont il s’improvise spécialiste de la Chine, puis du Japon. Le voilà bombardé correspondant du Frankfurter Zeitung, ainsi que d’une revue de géopolitique nazie. Les portes de l’ambassade à Tokyo s’ouvrent. Il se constitue une rezidentura (une résidence, dans le jargon de l’espionnage soviétique), grâce à un petit réseau composé de deux Japonais communistes, Ozaki et Miyagi, qui émargent dans les hautes sphères du pouvoir nippon. Il instaure alors un commerce triangulaire : les informations d’Ozaki et de Miyagi alimentent ses rapports pour les Allemands, qui lui confient en retour des renseignements qu’il transmet
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à Moscou. Sorge est comme ■ un ours devant un grand pot de miel. Et, parfois, ce qui concerne le Japon file directement à Moscou. Surtout à l’été 1941, l’été de tous les dangers pour l’URSS, que Tokyo attaquera si elle cède trop facilement face à Hitler. Sorge est le seul à comprendre que le Japon préférera envahir l’Asie du Sud plutôt que l’URSS. Le premier aussi à annoncer l’attaque des États-Unis par le Japon.
L’autre arme de Sorge était vieille comme le monde : un cocktail d’alcool et de sexe. Il connaissait comme sa poche le Tokyo gay. Surtout le quartier allemand, la brasserie Rheingold, où le tenancier, Papa Keitel, déguisait ses serveuses japonaises en Fraülein à nattes blondes : c’est là qu’il rencontre Hanako, sa future maîtresse. Les officiers allemands de passage à Tokyo adorent Sorge et ses petites adresses. Ils ont le coude leste et la confidence facile.
Matthews reconstitue les récoltes de l’espion. Il décrit aussi les frasques de l’homme. Coureur. Gueulard. Instable. Au bord parfois de la folie. Accro aussi au danger, capable de s’emplafonner ivre mort avec sa moto avec des microfilms plein les poches. Les femmes dont il gagne le coeur, Hanako mais aussi la femme de son ambassadeur ou d’autres Allemandes, témoigneront après guerre. Matthews a lu leurs souvenirs. Il a enfin mis le nez dans les archives militaires soviétiques. Jusque-là prédominait la version des Japonais, Sorge s’étant fendu d’un mémoire en prison après sa capture à Tokyo en octobre 1941, à la suite de l’arrestation anodine d’une petite main du réseau : « Pour ma chance, nous confie l’historien, Sorge n’appartenait pas au KGB dont les archives sont quasi inaccessibles, depuis que Poutine est au pouvoir. Celles du GRU sont plus faciles d’accès qu’on ne le croit. Les archivistes qui aiment l’histoire m’ont réservé un bon accueil ; Sorge est pour eux un héros, il incarne le sommet de l’espionnage soviétique, alors qu’en réalité il fut son naufrage. »
Sorge fut l’oeil et l’oreille de Moscou, mais un oeil aveuglé, une oreille bouchée, révèlent ces télégrammes. Matthews a consulté aussi la correspondance avec sa femme russe, Katia Maximova, que Sorge joignait à ses messages au 4e bureau. Sorge y laisse percer avec prudence un mal-être, une lassitude, une envie lancinante de rentrer en URSS. Aucune autorisation de retour ne lui fut accordée après 1939. Matthews traque les confidences d’un espion qui ne croit plus à l’URSS mais qui ne peut l’avouer, tandis qu’à Moscou on ne croit plus en lui, et qu’à Berlin on se renseigne, sans parvenir à le confondre. Mais peut-on avoir foi en un espion ? « Je pense qu’il croyait dire la vérité à tous ceux à qui il parlait. D’après certains faits concordants, il était très frustré par le manque de confiance de Moscou et très atteint par l’élimination de ses camarades du Komintern. » Si Sorge poursuit sa mission, c’est par antinazisme, par haine viscérale de Hitler. Paradoxe : plus il boit, plus il déprime, plus il livre d’informations capitales.
Téléfilm à sa gloire. Dès 1945, les Américains arrivés à Tokyo se penchèrent sur le cas Sorge : en prévision de la guerre froide, le message était clair : les Soviétiques pouvaient s’infiltrer au coeur d’un régime. Les Soviétiques, eux, cachèrent son existence jusqu’en 1964. Lorsqu’il était en prison à Tokyo, eux n’avaient rien tenté pour le sauver en l’échangeant. En 1964, Qui êtes-vous, M. Sorge ?, un film du Français Yves Ciampi, est projeté à Moscou. Khrouchtchev s’intéresse enfin à l’homme que Staline n’avait pas cru. Une façon d’enfoncer un peu plus le Vojd. L’occasion aussi d’offrir aux Allemands de l’Est, peu après l’érection du mur de Berlin, un héros allemand du communisme. Nombreux furent les agents qui alertèrent Staline depuis Berlin ou Bucarest de la probable invasion de l’URSS par Hitler. Mais ils n’étaient pas des officiers comme Sorge, qui devient un héros. Même s’il n’était pas du KGB, Poutine le tient en haute estime. Il y a deux ans, la télévision d’État russe a même produit un téléfilm à sa gloire. « Très mauvais, se souvient Matthews, et si imprécis qu’on pouvait penser que Sorge était du KGB... »
« Sorge était très frustré par le manque de confiance de Moscou. » Owen Matthews