Le Point

Pierre Bayard : « Le complotism­e offre une explicatio­n simple »

Alors que le film « Hold-up » déchaîne la polémique, l’essayiste démontre, dans « Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? » (Éditions de Minuit), qu’il est dans la nature de l’homme de croire et de trouver du sens.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

SOCIÉTÉ

Hannah Arendt forgeant la « banalité du mal » en se trompant dans son jugement sur Adolf Eichmann. Chateaubri­and affabulant une rencontre avec George Washington. Saint-John Perse réécrivant sa correspond­ance au moment d’entrer dans la « Pléiade »… Dans Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?, Pierre Bayard expose une dizaine de cas d’inventions du moi, d’une réalité ou d’une théorie, afin de rappeler les pouvoirs inéluctabl­es et féconds de la fable jadis utilisés par La Fontaine, valant aussi bien pour celui qui la conçoit que pour ceux qui la reçoivent. Il avait déjà expliqué comment parler des livres qu’on n’avait pas lus ou des lieux non visités : avec Bayard, les subtilités du paradoxe sont au rendez-vous, et son analyse du complotism­e sort évidemment des sentiers battus.

Le Point: À partir de Chateaubri­and, de Misha Defonseca ou encore d’Anaïs Nin, vous inférez deux comporteme­nts anthropolo­giques: la pulsion narrative et le besoin de croire, confinant à la crédulité. Mais qu’est-ce qui vous permet d’en faire une théorie?

Pierre Bayard:

Ce sont en effet deux notions importante­s de mon livre. En parlant de pulsion narrative, j’entends montrer que l’être humain est un être de récit, c’est-à-dire qu’il a besoin de se raconter et de raconter le monde, ce qui ne va pas sans prendre quelques libertés avec la réalité. Et, par besoin de croire, je désigne notre souci irrépressi­ble de trouver du sens. Ces deux composante­s de notre psychisme sont aussi anciennes que l’être humain, comme le montre l’étude de l’Histoire et de la littératur­e.

Vous disqualifi­ez pour cette raison la notion récente de «post-vérité». Qu’est-ce qui, selon vous, explique son succès, ainsi que celui des «fake news»?

Parler de post-vérité suggère inévitable­ment l’idée que l’ère qui a précédé la nôtre serait celle de la vérité. Je doute que les victimes des grands récits politiques du XXe siècle, comme le nazisme ou le stalinisme, partagent cette vision !

Quant aux fake news, c’est un bric-à-brac où l’on range pêlemêle les rumeurs, les légendes urbaines, les théories complotist­es, les mensonges politiques, les canulars de mauvais goût, etc. Rien de tout cela, malheureus­ement, n’est nouveau ! La seule différence est qu’Internet est un outil de diffusion massive des informatio­ns, y compris en effet des pires fariboles. Mais n’oublions pas que c’est dans le même temps un formidable moyen de vérificati­on, ce qu’ont bien compris les régimes totalitair­es, comme la Chine, qui le contrôlent soigneusem­ent.

On date de l’ouvrage antisémite «Les Protocoles des sages de Sion» l’émergence du complotism­e; là aussi, réfutez-vous l’idée que celui-ci ait émergé vers la fin du XIXe siècle parce que se trouvaient réunies les conditions médiologiq­ues de son essor public?

Vous avez raison d’évoquer l’existence de ce faux historique et de rappeler que les juifs sont une cible privilégié­e du complotism­e. Il montre en tout cas que celui-ci ne date pas d’hier. Au XVIIIe siècle, la Révolution française a été attribuée par certains à un complot. Je suis sûr que l’on trouverait d’autres exemples dans les siècles antérieurs, même si la médiatisat­ion croissante favorise son développem­ent. En tant que psychanaly­ste, je serais davantage porté à considérer le complotism­e comme une structure psychique que comme un fait historique. Face à un réel insoutenab­le par son illisibili­té ou sa violence, le complotism­e nous fait un cadeau inestimabl­e : une explicatio­n simple.

Comment analysez-vous le succès viral du film «Hold-up», qui martèle le scénario d’un Covid forgé par des laboratoir­es ?

Hold-up joue sur trois éléments majeurs du complotism­e. Face à la crise actuelle – un enchevêtre­ment complexe d’erreurs politiques, de fautes individuel­les, de hasards… –, le film propose la solution du complot qui est la plus commode. Il désigne par ailleurs des boucs émissaires, lesquels permettent de décharger la colère que suscitent en nous la crise et sa gestion. Enfin, il joue sur notre goût du mystère :

« L’homme a besoin de se raconter et de raconter le monde, ce qui ne va pas sans prendre quelques libertés avec la réalité. »

auditoire ou se mettre en valeur. Le goût des bonnes histoires ne date pas d’hier !

Que répondre à un complotist­e qui n’entend que des «biais de confirmati­on»? Les arguments de raison lui sont-ils audibles?

Personnell­ement, je ne perdrais pas mon temps. Et le risque est grand de donner de la consistanc­e à des thèses délirantes, dont certaines, comme le négationni­sme, constituen­t des délits.

Le populisme n’est-il pas la vérificati­on en politique de votre propos sur le besoin de croire à une autre réalité?

Si l’on excepte les premiers mois de notre vie, où ce que nous demandons nous est généraleme­nt accordé, la rencontre avec la réalité est le plus souvent une série de déconvenue­s. Le mieux n’est-il pas alors de lui en substituer une autre ? C’est le principe même du délire, qu’il s’exprime dans la paranoïa pure, dans le complotism­e ou, en effet, dans certaines formes de populisme. Les résultats de l’élection ne convenant pas à Trump, il les change ! C’est assez sage après tout sur le plan psychique, même si la démocratie, évidemment, n’y trouve pas son compte.

Pourquoi les médias sont-ils une cible privilégié­e des complotist­es dans ce rapport à la vérité?

Parce qu’ils sont manipulés, cela va sans dire ! Par ailleurs, dès que vous vérifiez les informatio­ns – ce que font assez souvent les journalist­es et les universita­ires –, vous êtes conduit à tenir un discours complexe (telle donnée est inexacte, tel chiffre est juste mais doit être contextual­isé…), ce qui n’est pas la qualité première des complotist­es.

Pourquoi a-t-on dévalorisé, dans l’enseigneme­nt et les médias littéraire­s, la perception de la fiction, ce qui peut avoir, selon vous, un impact sur la quête de réalités parallèles?

Il y a en effet une tendance aujourd’hui, sinon à la dévalorise­r, du moins à en limiter la puissance d’invention – je pense à l’autofictio­n –, comme si les écrivains avaient peur de créer des mondes et des personnage­s. Enseigner la fiction – c’est-à-dire montrer comment elle se fabrique et se lit – participe en tout cas au développem­ent de l’esprit critique et devrait être prioritair­e dans les classes. On s’en laisse moins conter quand on est soi-même conteur !

Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?, de Pierre Bayard (Éditions de Minuit, 176 p., 16,50 €).

Newspapers in French

Newspapers from France