Pierre Bayard : « Le complotisme offre une explication simple »
Alors que le film « Hold-up » déchaîne la polémique, l’essayiste démontre, dans « Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? » (Éditions de Minuit), qu’il est dans la nature de l’homme de croire et de trouver du sens.
SOCIÉTÉ
Hannah Arendt forgeant la « banalité du mal » en se trompant dans son jugement sur Adolf Eichmann. Chateaubriand affabulant une rencontre avec George Washington. Saint-John Perse réécrivant sa correspondance au moment d’entrer dans la « Pléiade »… Dans Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?, Pierre Bayard expose une dizaine de cas d’inventions du moi, d’une réalité ou d’une théorie, afin de rappeler les pouvoirs inéluctables et féconds de la fable jadis utilisés par La Fontaine, valant aussi bien pour celui qui la conçoit que pour ceux qui la reçoivent. Il avait déjà expliqué comment parler des livres qu’on n’avait pas lus ou des lieux non visités : avec Bayard, les subtilités du paradoxe sont au rendez-vous, et son analyse du complotisme sort évidemment des sentiers battus.
Le Point: À partir de Chateaubriand, de Misha Defonseca ou encore d’Anaïs Nin, vous inférez deux comportements anthropologiques: la pulsion narrative et le besoin de croire, confinant à la crédulité. Mais qu’est-ce qui vous permet d’en faire une théorie?
Pierre Bayard:
Ce sont en effet deux notions importantes de mon livre. En parlant de pulsion narrative, j’entends montrer que l’être humain est un être de récit, c’est-à-dire qu’il a besoin de se raconter et de raconter le monde, ce qui ne va pas sans prendre quelques libertés avec la réalité. Et, par besoin de croire, je désigne notre souci irrépressible de trouver du sens. Ces deux composantes de notre psychisme sont aussi anciennes que l’être humain, comme le montre l’étude de l’Histoire et de la littérature.
Vous disqualifiez pour cette raison la notion récente de «post-vérité». Qu’est-ce qui, selon vous, explique son succès, ainsi que celui des «fake news»?
Parler de post-vérité suggère inévitablement l’idée que l’ère qui a précédé la nôtre serait celle de la vérité. Je doute que les victimes des grands récits politiques du XXe siècle, comme le nazisme ou le stalinisme, partagent cette vision !
Quant aux fake news, c’est un bric-à-brac où l’on range pêlemêle les rumeurs, les légendes urbaines, les théories complotistes, les mensonges politiques, les canulars de mauvais goût, etc. Rien de tout cela, malheureusement, n’est nouveau ! La seule différence est qu’Internet est un outil de diffusion massive des informations, y compris en effet des pires fariboles. Mais n’oublions pas que c’est dans le même temps un formidable moyen de vérification, ce qu’ont bien compris les régimes totalitaires, comme la Chine, qui le contrôlent soigneusement.
On date de l’ouvrage antisémite «Les Protocoles des sages de Sion» l’émergence du complotisme; là aussi, réfutez-vous l’idée que celui-ci ait émergé vers la fin du XIXe siècle parce que se trouvaient réunies les conditions médiologiques de son essor public?
Vous avez raison d’évoquer l’existence de ce faux historique et de rappeler que les juifs sont une cible privilégiée du complotisme. Il montre en tout cas que celui-ci ne date pas d’hier. Au XVIIIe siècle, la Révolution française a été attribuée par certains à un complot. Je suis sûr que l’on trouverait d’autres exemples dans les siècles antérieurs, même si la médiatisation croissante favorise son développement. En tant que psychanalyste, je serais davantage porté à considérer le complotisme comme une structure psychique que comme un fait historique. Face à un réel insoutenable par son illisibilité ou sa violence, le complotisme nous fait un cadeau inestimable : une explication simple.
Comment analysez-vous le succès viral du film «Hold-up», qui martèle le scénario d’un Covid forgé par des laboratoires ?
Hold-up joue sur trois éléments majeurs du complotisme. Face à la crise actuelle – un enchevêtrement complexe d’erreurs politiques, de fautes individuelles, de hasards… –, le film propose la solution du complot qui est la plus commode. Il désigne par ailleurs des boucs émissaires, lesquels permettent de décharger la colère que suscitent en nous la crise et sa gestion. Enfin, il joue sur notre goût du mystère :
« L’homme a besoin de se raconter et de raconter le monde, ce qui ne va pas sans prendre quelques libertés avec la réalité. »
auditoire ou se mettre en valeur. Le goût des bonnes histoires ne date pas d’hier !
Que répondre à un complotiste qui n’entend que des «biais de confirmation»? Les arguments de raison lui sont-ils audibles?
Personnellement, je ne perdrais pas mon temps. Et le risque est grand de donner de la consistance à des thèses délirantes, dont certaines, comme le négationnisme, constituent des délits.
Le populisme n’est-il pas la vérification en politique de votre propos sur le besoin de croire à une autre réalité?
Si l’on excepte les premiers mois de notre vie, où ce que nous demandons nous est généralement accordé, la rencontre avec la réalité est le plus souvent une série de déconvenues. Le mieux n’est-il pas alors de lui en substituer une autre ? C’est le principe même du délire, qu’il s’exprime dans la paranoïa pure, dans le complotisme ou, en effet, dans certaines formes de populisme. Les résultats de l’élection ne convenant pas à Trump, il les change ! C’est assez sage après tout sur le plan psychique, même si la démocratie, évidemment, n’y trouve pas son compte.
Pourquoi les médias sont-ils une cible privilégiée des complotistes dans ce rapport à la vérité?
Parce qu’ils sont manipulés, cela va sans dire ! Par ailleurs, dès que vous vérifiez les informations – ce que font assez souvent les journalistes et les universitaires –, vous êtes conduit à tenir un discours complexe (telle donnée est inexacte, tel chiffre est juste mais doit être contextualisé…), ce qui n’est pas la qualité première des complotistes.
Pourquoi a-t-on dévalorisé, dans l’enseignement et les médias littéraires, la perception de la fiction, ce qui peut avoir, selon vous, un impact sur la quête de réalités parallèles?
Il y a en effet une tendance aujourd’hui, sinon à la dévaloriser, du moins à en limiter la puissance d’invention – je pense à l’autofiction –, comme si les écrivains avaient peur de créer des mondes et des personnages. Enseigner la fiction – c’est-à-dire montrer comment elle se fabrique et se lit – participe en tout cas au développement de l’esprit critique et devrait être prioritaire dans les classes. On s’en laisse moins conter quand on est soi-même conteur !
■
Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?, de Pierre Bayard (Éditions de Minuit, 176 p., 16,50 €).