Les idées zombies
Quand la bien-pensance « radicale » se gargarise de poncifs à l’aune d’impostures intellectuelles depuis longtemps éculées.
«Le temps est un cercle plat. » La formule murmurée par Rust Cohle, le personnage interprété par Matthew McConaughey dans la série True Detective (2014), pourrait assez bien circonscrire le sentiment qu’est susceptible de susciter la mort d’une figure de l’histoire contemporaine à la longévité insolente comme Valéry Giscard d’Estaing. La disparition d’un bout d’hier qui nous fait percevoir tout ce qui lui ressemble encore furieusement aujourd’hui. L’inertie de ce qui tourne pour arriver toujours au même point. « Pourquoi devrais-je vivre dans l’histoire ? » se demande Cohle. « Nous vivons dans un monde où rien n’est jamais résolu, dit-il aussi. Tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on va faire, on le refera encore et encore. » Si Cohle est un policier désabusé dont le métier le fait se cogner à l’atone et répétitive stupidité du mal, la vie intellectuelle déborde elle aussi d’éternels retours, certes en général moins sanglants, mais qui témoignent tout autant d’une étrange propension humaine, celle qui consiste à se passionner pour de la niaiserie en récurrence.
Le temps de Giscard était celui de l’apogée de la French Theory, une famille bigarrée d’intellectuels ayant comme points communs non seulement l’amour des sous-pulls à col roulé, mais aussi une obsession pour le pouvoir de déconstruire.
C’est la grande époque des héritiers plus ou moins assumés de la théorie critique où l’on s’empare de certaines sciences humaines et sociales pour en faire des armes de dévoilement et de dépiautage de structures méphitiques sans cela invisibles au commun des mortels. L’époque d’un Foucault et de sa traque des métarécits cachés dans des institutions comme la médecine, la psychiatrie, la police, mais aussi plus généralement la science, la raison et autres piliers de la civilisation née des Lumières. Une époque où il devient courant d’entendre que la réalité n’a que peu d’importance face aux discours échafaudés pour faire croire, entre autres, à une objectivité dont elle serait par essence dénuée. Où l’on désigne la connaissance comme située, rabâche que le pouvoir se prend du moment que l’on contrôle le langage. Où l’on poursuit les préjugés et les points de vue « problématiques », fétiche censé exposer tous les endroits où la société et ses « systèmes » tournent mal, sans se fatiguer à formuler les solutions qui pourraient les remettre d’équerre, sinon à dire qu’il y aura « beaucoup de travail à faire ». Autant d’impostures intellectuelles euthanasiées depuis des lustres, et pour de bon, croyait-on avec naïveté.
Sauf qu’un mensonge est plus dur à tuer qu’un fantôme, disait à peu près Virginia Woolf, et que les idées zombies n’ont jamais fini de s’extraire de leur tombe. Dernier exemple en date, les envolées hallucinées des comédiennes Nadège Beausson-Diagne et Adèle Haenel dans À l’air libre, l’émission de Mediapart diffusée le 30 novembre. Tous les poncifs d’une idéologie ayant visiblement bien du mal à admettre les rendements toujours plus décroissants qu’elle génère y étaient. La première se félicitait de voir dans la rue – sous-entendu,
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« Si, en tant que femme blanche, je ne fais pas un travail de déconstruction […], je me fais moimême le véhicule du racisme. » Adèle Haenel
dans les manifestations auxquelles elle participe – une ■ jeunesse « de plus en plus éveillée, éclairée », comme si elle parlait d’un ordre religieux. La seconde psittacisait du « problématique » à s’en assécher les lèvres et professait que, pour lutter contre le racisme et le sexisme, il serait nécessaire d’« entamer un travail de déconstruction », à faire « sur nous en tant qu’individus produits par une société, elle-même gangrenée par le racisme et le sexisme ». Avant son bouquet final: «Si, en tant que femme blanche, je ne fais pas un travail de déconstruction sur comment j’ai été construite, je me fais moi-même le véhicule du racisme parce que j’ai été constituée dans cette société, qui est elle-même raciste. » Devant une pensée aussi circulaire qu’un temps condamné à ne jamais passer, il y a vraiment de quoi avoir le tournis
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