Le restaurant, à la source de la gastronomie française
Un hors-série du Point raconte comment est né l’art de manger, de boire, et surtout d’en parler.
Le Covid va-t-il encourager le retour des Français à la cuisine et tuer la restauration ? La question se pose après des mois de fermeture imposée. Cette mort possible n’est pas seulement un drame économique, mais un désastre culturel. Car que serait la gastronomie française sans les restaurants ? Rien, elle n’existerait pas. Pourtant, n’est-elle pas devenue un trait distinctif de la culture hexagonale, une source de fierté, au même titre que les robes d’Yves Saint Laurent, les films de François Truffaut ou La Recherche du temps perdu de Marcel Proust ? Pour ceux qui l’auraient oublié, en voici l’histoire, que nous rappelle La Gastronomie française. Les textes fondateurs, le nouvel opus du Point références.
Donc, tout commence dans les années 1770, alors que les Lumières brillent encore de mille feux. On assiste à la transformation de quelques estaminets parisiens en « restaurants » – des lieux où l’on sert à manger, sur place, des plats un tantinet raffinés. La cuisine française est alors réputée, notamment depuis la Régence, quand on a commencé à alléger et travailler un peu les plats. La pâte feuilletée, le champagne font pétiller les papilles de l’Europe grâce aux cuisiniers français, qui s’exportent déjà fort bien. Les pionniers de la restauration ne sont pas tous des génies en cuisine, mais ils offrent des lieux de convivialité nouveaux qui plaisent beaucoup. Or la Révolution ayant mis au chômage les cuisiniers des grands seigneurs, certains vont ouvrir leur propre établissement, proposant au menu un joli cadre, un service à table, des plats et une cave parfois dignes d’une grande maison privée. Ainsi, au Palais-Royal, le restaurant Le Beauvilliers épate alors le gourmand par sa cave et, surtout, son décor somptueux.
Dès le début du XIXE siècle, on peut trouver à bien manger dans nombre d’établissements parisiens, comme le Café Anglais, le Café Riche, la Maison Philippe, le Café Bignon, Au Rocher de Cancale… Grâce aux restaurants, la bonne chère devient accessible à la bourgeoisie, ■
d’où leur succès foudroyant. ■
Pour les étrangers, dès le début du siècle, le restaurant devient l’une des merveilles de la vie parisienne. Mais entre le pied de porc à la Sainte-Menehould de l’un et le potage Soubise de l’autre, il faut choisir. Or comment savoir qui est le bon ? Apparaît alors une nouvelle trinité : le critique, le théoricien et le cuisinier artiste, trio constitutif de ce qu’est la gastronomie française, soit l’art de bien manger, de bien boire et d’en parler.
L’archétype du critique gastronomique est Alexandre Balthazar Grimod de La Reynière, auteur du Manuel des amphitryons (1808) et du célèbre Almanach des gourmands (1803-1810), le premier des guides culinaires. Cet homme de l’Ancien Régime élève le plaisir de manger au rang d’art de vivre et entend bien en faire profiter ses concitoyens tout en gagnant sa vie. Il fait le tour des restaurants et écrit ses commentaires, qu’il vend à ses abonnés. Voilà l’ancêtre du Guide Michelin. Le théoricien ? C’est Jean-Anthelme Brillat-Savarin (17551826), magistrat. Sa Physiologie du goût, parue en 1825, est la première analyse philosophique, politique et sociale sur l’art de bien manger.
Le créateur. Demeure le troisième personnage de ce triptyque culinaire : le cuisinier artiste. Son modèle ? Antonin Carême (1784-1833), le cuisinier de Talleyrand, amphitryon de génie qui met sa table au service de ses intrigues, ce qui lui permet, lors du congrès de Vienne en 1815, de séduire par l’estomac nombre de diplomates ennemis. Artiste dans l’âme, composant ses plats comme autant d’architectures complexes, Carême sera son bras armé. Avec L’Art de la cuisine française au XIXe siècle (1833), ce cuisinier fournira à ses pairs des centaines de recettes, fixant ainsi l’art culinaire pour plus d’un siècle. Surtout, il fonde le mythe du cuisinier artiste, qui « crée » un plat comme le compositeur écrit une participation de musique. Après lui, Auguste Escoffier (1846-1935) modernise la cuisine et les cuisines qu’il rationalise pour mieux servir des clients de plus en plus pressés et exigeants. Son Guide culinaire, publié pour la première fois en 1902, demeure la bible pour connaître le patrimoine culinaire français. Dans ce Point références, Yannick Alléno, chef trois étoiles au Pavillon
Ledoyen reconnaît ainsi sa dette envers Escoffier, tandis que Jean-François Piège, le chef du Grand Restaurant, rue d’Aguesseau, à Paris, revisite quelques-unes de ses recettes dont la fameuse pêche Melba. Car si Carême travaillait pour les princes et Escoffier pour le Ritz, le Savoy et le Carlton, leurs préceptes comme leurs recettes ont formé et guidé la restauration française, qu’il s’agisse des grands établissements ou des petits. Ils ont stimulé de nombreux talents, y compris ceux qui, dans les années 1970, adeptes de la « nouvelle cuisine », ont remis en question les sauces trop riches et revendiqué le retour à une cuisine plus proche du produit. Cet art culinaire à la française est même devenu, un temps, un impérialisme, imposant ses goûts, ses techniques et ses chefs au monde entier.
Le gourmet. Il manque pourtant ici un personnage : le gourmet. En 1920, le Suisse Marcel Rouff (1877-1936) faisait le portrait d’un gourmet absolu dans son roman La Vie et la passion de Dodin Bouffant, gourmet, dont le pot-au-feu est resté célèbre chez les gastronomes. Mais avant lui, Balzac, Flaubert, Maupassant, Baudelaire, Alexandre Dumas, Zola s’étaient déjà largement inspirés de la cuisine – sa sensualité, son vocabulaire – et des restaurants, dont ils ont croqué à plaisir les clients autant que le décor et les agapes. Le restaurant devient un théâtre, ce lieu où l’on se sustente, certes, mais où l’on se retrouve aussi pour faire des affaires, pour séduire – on y dîne avec des courtisanes de haut vol –, pour fêter un événement, pour échanger. Baudelaire passait ainsi sa vie dans les cafés ou les restaurants à discuter avec ses amis avant de partir dans de longues promenades à travers Paris. Balzac y retrouvait ses conquêtes, Maupassant aussi. Plus tard, Simenon y fera régulièrement déjeuner son commissaire Maigret. Rien n’a changé. De nouvelles formules de restauration sont apparues, on vient dorénavant souvent déjeuner ou dîner au restaurant en famille, mais le besoin de se retrouver ensemble autour d’une table est demeuré le même. Le travail des femmes, les cuisines des villes souvent trop petites, les emplois du temps trop chargés ont fait des restaurants une « deuxième maison ». Tous ne sont pas bons, tous ne sont pas beaux, mais tous sont au coeur de notre identité française. Évitons le désastre ■